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La santé naturelle avec Sophie Lacoste

La Tarentelle

Ou la mise à mort d’un rituel

Dans une somme passionnante, Tarentella !, érudite et sonore, mêlant philosophie, ethno-anthropologie, sociologie et musicologie, Alèssi dell’Umbria retrace l’histoire de la tarentelle, ou plutôt des tarentelles, à travers l’étude des chants italiens méridionaux, de l’Antiquité à aujourd’hui. Une démarche inédite sur un rituel mis à mal par l’occidentalisme aveugle.

Au début de l’été, la tarantolata (homme ou femme mordu par la taranta) souffre de douleurs. La famille en appelle aux musiciens pour expulser le venin de la tarentule par la sueur dans une danse qu’on assimile à juste titre à une transe et qui peut durer de trois jours jusqu’à trois semaines. De là naît l’énigme, car même s’il existe bien deux araignées venimeuses dans la région, la Lycosa tarantula, la moins dangereuse et la plus grosse qui a donné son nom au rituel, et le Latrodectus tredecimguttatus, plus petit, dont les symptômes correspondent mieux aux douleurs décrites, il est évident que la morsure est avant tout symbolique. L’araignée se substitue d’ailleurs parfois dans les chants au scorpion, et semble aussi se superposer au symbole du serpent, abandonné pour ses connotations trop négatives associées au christianisme. Dans cette transe magico-rituelle, « la taranta exige les sons » et la tarantolata se libère au cours d’un cycle de danses dramatiques et frénétiques, sur des pas de pizzica (la danse, issue du terme « piqué »), qui miment en quelque sorte les mouvements de l’araignée.

UN RITUEL LIÉ À LA TERRE
Mentionnée au XIVe siècle et théorisée pour la première fois au XVIIe siècle, la tarentelle prend ses racines dans le culte grec de Dionysos, dieu de la vigne et de la démesure, lié à la fécondité, à la terre et à la mort, enraciné dans les campagnes du sud de l’Italie colonisée par la Grande Grèce avant l’époque romaine.
Longtemps le mépris ou la condescendance vis-à-vis des populations rurales a déterminé le regard porté sur ce rite, dénoncé et combattu par le clergé, les élites intellectuelles urbaines et les autorités politiques, puis diagnostiqué et assimilé à des formes d’« hystéries » par la médecine et la psychiatrie moderne à partir du XIXe siècle.

Or, le tarentisme met en jeu des forces et une vision du monde à l’opposé des conceptions rationalistes imposées d’abord par l’impérialisme romain sur les populations indigènes, puis par le christianisme et enfin par le scientisme moderne. Comme le rappelle Alèssi dell’Umbria, il s’agit à chaque fois d’expliquer un phénomène à partir d’un autre paradigme, car la théâtralisation du chaos rentre en conflit avec l’ordonnancement du réel, tel qu’il est perçu au niveau politique, religieux et scientifique par ceux qui le décrivent.

En réalité, le rituel appartient à une autre forme d’expression du monde qui, à travers la possession, met en jeu des énergies, des puissances magiques et invisibles qui abolissent dans le mouvement le continuum du temps et de l’espace, liant le sexe à la mort, l’éros et thanatos, dans une fusion dualiste de forces ambivalentes, tel le venin, « pharmakon » en grec, à la fois poison et remède.
« La taranta pique les hommes sur les couilles, elle pique les femmes entre les jambes ».

UNE FRÉNÉSIE COLLECTIVE
« La tarantolata ne danse pas seule ».
De Tarente (Taranto) dont il tire son nom, le rituel est attesté dans toutes les provinces de l’ancien royaume de Naples où il donne lieu à de grandes fêtes populaires, ambulantes ou stationnaires où tout le monde participe, possédés ou pas, et accompagne la libération de la ou des tarantolatas dans un cadre collectif déterminé par la musique, qui permet le dérèglement de tous et de tous les sens. Le tamburello donne le rythme et sonne comme un bourdonnement quand le chant s’accorde à la tonalité modale, presqu’invariable qui attribue sa couleur à la taranta.
D’autres instruments s’insinuent au gré des influences et des époques (l’aula, une sorte de flûte, la zampogna, une cornemuse, puis l’organetto, un accordéon, la guitare, le violon ou la mandoline…). Le cadre rituel structure le langage de la possession et permet à tous de reconnaître l’esprit de la taranta, d’interagir et de communiquer avec elle. C’est toute la différence entre le rituel qui fait fusionner collectivement les âmes à la terre et l’extase mystique et individuelle chrétienne qui élève les yeux vers le ciel.

RÉSISTANCE ET ALIÉNATION
À partir du XIXe siècle, très lentement le rituel décline, l’idéal des élites s’insinue dans les campagnes, aidé par l’alphabétisation, relayé par les figures de l’instituteur et du médecin pour qui le tarentisme devient une pathologie psychiatrique, une maladie mentale qu’on traite parfois à coup d’électrochocs.
Le miracle économique italien, au lendemain de la guerre, achève par l’industrialisation une pratique déconsidérée partout. Alors que le sud de l’Italie souffre de la misère et se fait gangréner par la mafia, il fournit les plus gros contingents à la guerre de 14-18 et se vide à cause d’une émigration massive.
Dans Tarentella !, l’intelligence du parcours proposé par le philosophe ne s’arrête pas à la tarentelle. À travers cette culture, il vagabonde de chants en chants, montrant l’interpénétration des complaintes du prisonnier au travailleur agricole, de la serenata au lamento funèbre jusqu’à la danza-scherma, une danse des couteaux, marginalisée et pourtant encore vivante. Car tous ces chants transmettent une tradition musicale et chorégraphique, qui ressuscite malgré tout, dans la nébuleuse des groupes contemporains, inspirés par les groupes militants et révolutionnaires des années de plomb, comme le célèbre Gruppo Operaio ‘E Zezi qui luttait dans les manifestations pour reconstruire la solidarité paysanne perdue à l’usine, autour de la musique.

VERS UNE RÉSURRECTION ?
De la possession à la dépossession, la récupération culturelle de la tarentelle par l’industrie du divertissement dépossède pour de bon un rituel mis à mort depuis une cinquantaine d’années, dans un sud de l’Italie en ruines. En symbole, la situation de Tarente aujourd’hui, dans les Pouilles, est à pleurer.
L’agriculture n’est pas épargnée, le bétail est atteint, tandis que dans les champs, engrais et pesticides ont raison des araignées, que les chercheurs utilisent comme bio-indicateurs de la pollution des milieux naturels. La tarentelle agonise et avec elle, la tarentule, restent le vide et l’absence.
La mort du rituel questionne avec acuité l’échec de la modernité, retourne la question de la folie, car, face à l’aveuglement industriel, qui est le possédé ?

Lisez le livre, et laissez-vous mordre pour que revienne la tarantelle !

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