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La santé naturelle avec Sophie Lacoste

Un antiépileptique au cœur des pratiques de Sanofi

Le scandale de la Dépakine®

Cyril Pocréaux travaille avec le député-journaliste François Ruffin pour le bimestriel amiénois Fakir.
En 2017, ils enquêtent autour de l’Affaire de la Dépakine®, un antiépileptique produit par Sanofi, longtemps prescrit à des femmes enceintes, responsable des troubles mentaux et du comportement de leurs enfants. Il y aurait jusqu’à 30 000 victimes en France. Un livre* vient éclairer le scandale au regard du fonctionnement de ce laboratoire fleuron de l’industrie pharmaceutique française, et des enjeux liés à la fabrication et à la commercialisation des médicaments.

Chaque scandale est le produit d’un effet boule de neige qui révèle sa chaîne de défaillances. Dans le cas de la Dépakine®, la question se pose : comment Sanofi a pu taire sciemment les effets de son médicament pendant plus de 20 ans, alors que les études existaient ? Dans son enquête, Cyril Pocréaux démonte toute la mécanique de ce scandale. Il pointe la gestion et la responsabilité du laboratoire.

Lucie Servin : Comment avez-vous été mis au courant du scandale de la Dépakine® ?

Cyril Pocréaux : Une maman nous a alertés par courrier. Ses deux fils sont autistes. Par hasard, un jour, elle entend parler du lien entre le traitement antiépileptique par la Dépakine®, qu’elle avait pris, et les troubles neuro-développementaux chez le fœtus. Elle se renseigne et rencontre une association de victimes, l’APESAC (Association d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome anti-convulsant), fondée par Marine Martin.
Nous avons tiré le fil. C’était un peu comme les poupées russes, dès qu’on ouvrait un tiroir, chez Sanofi, on trouvait sujet à enquête.

En 1967, la Dépakine® est mise sur le marché.
À partir de quand les risques de ce traitement pour la femme enceinte ont-ils été connus ?

Dès les années 1980, les malformations ont été constatées et, dans les années 2000, les risques de « troubles du neuro-développement » étaient officiellement établis. Ce n’est pourtant qu’en 2006 que la molécule est « déconseillée » aux femmes enceintes, et l’inscription du pictogramme sur les boîtes pour alerter les femmes enceintes a été imposée en 2017 par l’association des victimes, l’APESAC, qui s’est battue pour ça.
En réalité, Sanofi savait depuis le milieu des années 1980 : des études et des publications scientifiques avaient déjà montré les effets sur des souris, devenues autistes. Pourtant, les responsables n’ont ni changé les notices, ni averti les agences de santé avant que les victimes ne se mettent à bouger.

La Dépakine®, c’est jusqu’à plus de 30 000 enfants victimes en France.
Quelle est la responsabilité des médecins dans la prescription ?

Les médecins n’ont pas forcément accès aux données. La Dépakine® est un traitement qui n’est pas anodin, mais il est efficace contre l’épilepsie et encore prescrit aujourd’hui, même s’il existe de nombreux effets secondaires en plus des dangers pour les fœtus. L’information passe en majorité par les visiteurs médicaux envoyés par les laboratoires comme Sanofi pour présenter les nouveaux médicaments. Les visiteurs médicaux n’ont pas tous la formation qu’il faut, ils sont souvent mutés pour empêcher les affinités avec les médecins et sont mis sous pression pour minimiser les effets secondaires.

Comment expliquez-vous, dans le cas de la Dépakine®, cette volonté de dissimuler les risques de la part de Sanofi ?

Il y a un médicament à vendre, un marché. La molécule active de la Dépakine® est le valproate de sodium.
Le problème de l’industrie pharmaceutique en général est que les laboratoires contrôlent toute la chaîne de A à Z en fonction d’intérêts qui sont souvent très éloignés des questions de santé. Ils décident sur quel médicament ils travaillent. Ils font eux-mêmes les essais cliniques, car ils sont les seuls à en avoir les moyens financiers, et les présentent aux organismes de santé publique comme l’ANSM, par exemple, qui donne l’autorisation de mise sur le marché, encore facilitée par les ATU (Autorisation temporaire d’utilisation). Ils décident de la production et de la commercialisation.
Lorsque l’OMS a demandé aux laboratoires de mettre au point de nouveaux antibiotiques, Sanofi a répondu n’avoir pas les moyens budgétaires pour le faire, alors qu’ils consacrent chaque année quelque six milliards à la rémunération de leurs actionnaires. La recherche sur les anti-infectieux est un enjeu majeur pour le Tiers-monde qui pourrait éviter aux bactéries de devenir résistantes. Or l’industrie pharmaceutique est la plus rentable du monde avec des taux de profits hallucinants qui vont de 20 à 50 % pour certains labos.
Chez Sanofi, la moitié des profits est reversée en dividendes aux actionnaires. Ils ont des moyens considérables mais ne veulent pas utiliser cet argent pour mettre au point des médicaments qui seraient vraiment utiles à la santé. Ce sont les rois du pétrole. Il n’y a pas grand-monde pour les contredire, quasiment aucune contestation dans la sphère publique.

En 2017, Sanofi reversait 52 % de ses profits en dividendes aux actionnaires, soit 3,5 milliards d’euros, environ 40 téléthons.
Quelle est la logique de ce fonctionnement ?

Une somme à laquelle il faut ajouter le rachat d’actions pour destruction, soit quelque trois milliards partis en fumée, pour faire monter le cours des actions qui restent… ça dit beaucoup de choses. Je pense que l’on touche là à la psychologie des gens.
Ces actionnaires sont totalement déconnectés de ce qu’ils font, ce sont des psychopathes du profit.
Les plus gros chez Sanofi sont l’Oréal, qui détient 9,2 % du capital ou encore le Vanguard group, le fonds d’investissement de William MacNabb, le propriétaire de Whirlpool, actionnaire également de Monsanto. Ces financiers voient l’industrie pharmaceutique comme n’importe quelle autre et passent de boîte en boîte en fonction des offres de rentabilité immédiate.
À Sanofi, c’est Chris Viehbacher, directeur général de décembre 2008 à octobre 2014, qui a mis en place cette politique de financiarisation poursuivie aujourd’hui par Olivier Brandicourt. Sous la direction de C. Viehbacher, 15 sites ont fermé entre 2009 et 2015, les effectifs fondent. En France, ce sont 4263 postes CDI supprimés en dix ans.

Vous parlez d’une « hémorragie du capital humain ».
Quelles sont les conséquences pour la recherche ?

C’est la clé de tout. S’attaquer au capital des chercheurs est une catastrophe : un carnage pour la recherche et un suicide collectif pour la boîte. On assiste à un crime de masse contre l’intelligence. Le laboratoire perd une expertise qui a mis des décennies à se constituer, qu’on ne retrouvera pas et qui pénalise le futur. Pour fabriquer un nouveau médicament, il faut compter une dizaine d’années, parfois davantage, ça coûte des essais, des évaluations. Le risque existe de ne pas trouver et contredit la logique à court terme des actionnaires.
C’est pourquoi la politique du laboratoire consiste désormais à externaliser la recherche au maximum en achetant de nouveaux brevets pour des molécules clés en main auprès de start-up pour disposer immédiatement de nouveaux produits. Ça pose de nombreux problèmes. Un chercheur qui travaillait à la réévaluation des achats extérieurs m’expliquait que la moitié des brevets extérieurs étaient finalement rejetés. Devant la toxicité de certains produits, certains n’auraient même jamais dû être développés.

Des stratégies absurdes qui conduisent à des aberrations comme ce bâtiment construit à Montpellier, démoli sans même avoir jamais servi.

Oui. C’est délirant. En 2003, ils lancent le projet de construction du « DI 50 », un laboratoire de 9000 m2 pour travailler sur de nouvelles molécules chimiques. Mais en 2012, alors que le bâtiment est prêt à être inauguré, le groupe change de stratégie et abandonne la recherche sur des molécules chimiques trop faciles à copier, pour se focaliser vers une recherche plus rentable, celle des thérapies biologiques.
Sanofi décide dans la foulée la destruction d’un bâtiment totalement neuf, qui a coûté 107 millions d’euros. Soit à peu près ce que l’État français verse chaque année à Sanofi pour développer la recherche…

La rentabilité du médicament l’emporte-t-elle toujours sur l’intérêt des patients ?

Pour chaque nouveau médicament se pose la question de savoir où il peut rapporter le plus d’argent. Sanofi applique une stratégie commerciale, qui évolue en fonction des marchés. Les marchés du Tiers-monde sont peu attractifs car il n’y a pas de système de sécurité sociale ou d’assurances de santé suffisant pour garantir des prix compétitifs. L’intérêt est moindre de développer des antibiotiques ou des vaccins pour ces régions. Et les marchés occidentaux sont saturés : l’ère des blockbusters, ces médicaments stars type Plavix®, Doliprane®, est terminée.
Sanofi concentre désormais la recherche sur des médicaments de niche, pour vendre très peu de produits mais très cher, avec toujours ce rêve de dénicher le médicament miracle.

En juillet dernier, l’usine de production de la Dépakine® située à Mourenx dans les Pyrénées-Atlantiques avait annoncé sa fermeture annuelle après le signalement de rejets toxiques et cancérigènes 190 000 fois supérieurs aux normes autorisées…

C’est Médiapart et France info qui ont sorti l’information. Un an avant, j’avais rencontré des délégués syndicaux de Mourenx qui m’avaient déjà prévenu.
Mourenx est situé près de Pau, dans un bassin industriel qui cumule toutes les pollutions imaginables. C’était d’abord l’industrie pétrolière, « le Texas français ». L’industrie a bénéficié d’élus très conciliants sur les normes environnementales pour attirer les entreprises. Les cancers explosent mais l’industrie donne du travail. Ce scandale a permis d’établir que ça faisait des années, peut-être des décennies, que les fumées rejetaient dans l’air du bromopropane et du valproate de sodium, les molécules de la Dépakine®. Des tests sur une femme qui travaille sur le site, et dont le fils est autiste, montre qu’elle a de la Dépakine® dans le sang sans avoir jamais pris de traitement. Sanofi se défend en prétextant que le vent réduit les risques.
Le problème, c’est que Mourenx est un site qui concentre environ 80 % de la production mondiale de Dépakine®, ce qui explique aussi pourquoi ils ont obtenu les autorisations rapidement, même si les rejets dans l’air continuent.

Empêcher la délocalisation sert d’argument pour couvrir la pollution de l’usine de Mourenx, c’est aussi l’argument du Premier Ministre lorsqu’il estime, à propos de Sanofi, qu’ « on ne doit pas dénigrer une entreprise française qui fonctionne bien » ?

C’est l’argument de l’entourage d’Emmanuel Macron. Le problème, c’est que Sanofi n’est pas critiqué et critiquable. Il faut comprendre le cynisme de la situation : le lendemain du jour où le scandale de la pollution à Mourenx est révélé, le Dolder se réunit à l’Élysée sous la direction de Sanofi. Le Dolder, c’est un club très secret qui rassemble une fois par an les quelque 25 plus gros patrons des laboratoires. Et le surlendemain, Olivier Brandicourt, le directeur de Sanofi, se réjouit dans Les Échos d’avoir obtenu une croissance minimale de 3 % pour les molécules les plus innovantes au cours des trois prochaines années. La sécurité sociale s’engage donc à payer l’augmentation des prix. C’est un chèque en blanc.
Il faut comprendre que l’industrie pharmaceutique est aussi capable de faire vivre tout un milieu scientifique et intellectuel à travers des congrès, par exemple. C’est un milieu qui se nourrit lui-même.
Agnès Buzyn a travaillé pour quatre grands labos avant d’être ministre. Emmanuel Macron lui-même est un proche de Serge Weinberg, le président de Sanofi, ancien membre de la commission Attali, qui l’a poussé dans sa carrière puis en politique, qui l’a fait entrer à la banque Rothschild. Ce n’est même plus du lobbying, c’est un conflit d’intérêts permanent installé à l’Élysée.

Un député et son collab’, chez Big Pharma
François Ruffin et Cyril Pocréaux
Fakir éditions – 128 pages – 7 €.

Comment pourrait-on contrôler le pouvoir des laboratoires ?

C’est un enjeu de santé publique trop important, et il faudrait aller vers une socialisation des labos, c’est-à-dire exiger a minima la transparence totale : transparence sur les décisions qui président à la recherche, sur les essais cliniques, sur la fixation des prix, ou encore l’utilisation des crédits d’impôt car Sanofi touche en moyenne 130 millions d’euros en Crédit impôt Recherche et 25 millions de CICE (Crédit d’Impôt Compétitivité Emploi, ndlr), sans contrepartie.
La transparence, ça signifierait donner accès aux conseils d’administration, être informé à chaque étape. François Ruffin proposera bientôt un projet de loi dans ce sens. Aujourd’hui, on en est très loin.
D’ailleurs, la loi sur le secret des affaires a été utilisée pour la première fois dans l’affaire du Lévothyrox®, pour empêcher les victimes de connaître la composition de la nouvelle formule…

Quels sont les moyens dont disposent les citoyens et les victimes pour s’attaquer à ce genre de multinationale ?

C’est très compliqué, mais c’est toujours en se mobilisant que les patients font bouger les lignes. La plupart du temps, on n’a pas le choix de prendre les médicaments. En termes de courage, des lanceurs d’alerte comme Marine Martin pour la Dépakine® forcent l’admiration. Car c’est le parcours du combattant, il faut déjà pouvoir identifier, avoir l’expertise qui permet de lier la prise de médicament à une pathologie, un effet secondaire à la composition. Il faut ensuite se lancer dans un combat juridique face à des géants comme Sanofi qui ont des bataillons d’avocats.
Le seul espoir pour les victimes, c’est la pression médiatique et politique.
Pour la Dépakine®, Sanofi ne veut pas payer. Le laboratoire continue à nier. Condamné par la justice à dédommager les victimes, le labo fait jouer les appels, retarde, conteste jusqu’au bout. S’il avoue, il pourrait lui en coûter des dizaines de milliards en indemnisations. Pour l’instant, pour la Dépakine®, un fonds d’indemnisation a été voté en 2016 par l’Assemblée nationale et provisionné par l’État pour traiter les centaines de dossiers en attente depuis deux ans, mais à hauteur de quelques dizaines de millions seulement.
Pour Agnès Buzyn, je cite, se retourner contre Sanofi « n’est pas une priorité ».
Au final, c’est bien nous-mêmes, les citoyens, qui risquons de payer pour le laboratoire si on ne dénonce pas ce scandale.

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