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La santé naturelle avec Sophie Lacoste

De l’art de faire au pouvoir de s’émanciper

L'art brut, un art en marge des circuits culturels

Art des fous, art brut, art singulier ou art outsider, les termes se succèdent pour nommer l’infini fourre-tout d’une création qui se dérobe toujours à la catégorisation. Loin des circuits culturels, les artistes inclassables qui produisent spontanément et en dehors des traditions de l’histoire de l’art restent marginalisés. Qu’ont-ils à nous montrer et nous apprendre ? Deux bandes dessinées retracent le parcours de certains d’entre eux, en destins croisés dans Enferme-moi si tu peux d’Anne-Caroline Pandolfo et Terkel Risbjerg ou à travers la biographie émouvante de Petit Pierre et son fabuleux manège signée Daniel Casanave et Florence Lebonvallet.

La notion d’« Art brut » a été inventée par Jean Dubuffet en 1945 pour désigner toutes les formes de productions artistiques en marge des circuits culturels. Art des pauvres, des marginaux, des fous, cet art sans frontière ne cesse d’alimenter les débats. Le peintre est revenu plusieurs fois lui-même sur cette définition, regrettant à son tour les cases qu’elle réinstaurait, en affirmant dans Bâtons rompus :
« La création n’a que faire d’admiration et de révérence ; c’est d’adhésion intime qu’elle est en quête, de mise à portée immédiate, de plain-pied, dont l’admiration est bannie. (…) L’emploi même de ce terme d’art se réfère à une norme et est par là nocif. La vraie création ne prend pas souci d’être ou ne pas être de l’art ».
Les deux bandes dessinées qui viennent de sortir chez Casterman, par la mise en scène de la trajectoire d’artistes emblématiques et trop souvent méconnus, constituent deux portes d’entrée idéales et non académiques pour s’initier au pouvoir émancipateur de cette création par définition hors norme.

L’urgence de l’art

En six portraits, l’album Enferme-moi si tu peux de Anne-Caroline Pandolfo, brillamment animé au dessin, en techniques mixtes et à la couleur directe par Terkel Risbjerg, donne la mesure de la diversité non seulement des œuvres mais des contextes et des situations : du Pas-de-Calais à la Drôme, de la Pologne à la Suisse en passant par Londres et les États-Unis. Femmes et hommes, ils sont six réunis ici, mais ils ont été choisis parmi des centaines d’autres artistes tous différents : peintres, sculpteurs, mosaïstes, céramistes, architectes…

Dans l’art brut, les matériaux de l’immédiat, à portée de main, ouvrent l’éventail des techniques en variations infinies. Art du recyclage et de la récupération par nécessité, peut-être que ces œuvres trouvent une nouvelle résonance dans notre actualité. Mais le principal point commun de tous ces artistes est d’avoir livré en autodidactes des œuvres singulières et cathédrales, comme les architectures du Facteur Cheval (1836-1924), les couleurs symphoniques d’Aloïse (1886-1964), les miniatures d’Augustin Lesage (1876-1954), les rouleaux de Madge Gill (1882-1961), les prophéties somnambules de Marjan Gruzewski (1898-?) ou encore plus récemment les mystérieux cocons de Judith Scott (1943-2005).

Un super-pouvoir libérateur

Dans cet album, en imaginant des conversations imaginaires entre les artistes, les auteurs redessinent chaque trajectoire séparément et s’interrogent sur ce point commun : le moment fondateur où ils se sont mis à créer. « La majorité de ces artistes ont eu une vie très dure et la création est pour eux une libération contre l’enfermement qu’ils subissent. Ce qui m’intéresse, c’est leur super pouvoir, la force mystérieuse qu’ils ont trouvée pour transcender leur condition et en sortir par l’art », affirme la scénariste, en ajoutant : « Le plus fascinant à raconter, c’est le basculement, ce déclic qui change la vie de tous ces artistes et par lequel ils s’affranchissent de leur condition, que ce soit leur condition de femmes, d’ouvriers mineurs de père en fils, ou encore du handicap. L’œuvre est indissociable de la vie de chacun et projette en miroir les mécanismes d’exclusion d’une société ultra normée depuis le XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui. Pour choisir les six artistes, les possibilités étaient très nombreuses. Certaines trajectoires se ressemblent et nous ne voulions pas non plus nous répéter. Il y a beaucoup de mineurs comme Augustin Lesage, par exemple. Nous avons privilégié les effets de contrastes pour mettre en scène le passage spectaculaire d’une vie à une autre. Ça peut être une voix, un événement comme la guerre. Il y a toujours un élément déclencheur qui révèle un trop plein de manque et commande la nécessité absolue de créer. » Chaque portrait se structure autour de ce moment décisif caractérisé par une date et un lieu précis, tandis que chaque parcours, aussi extraordinaire qu’unique, rappelle que le besoin d’art est un besoin aussi élémentaire que manger, dormir, rêver.

Un art de fous ?

L’originalité d’Enferme-moi si tu peux consiste à s’affranchir de l’histoire de l’art pour mieux redonner la parole aux artistes. Augustin Lesage a-t-il vraiment entendu des voix ? Que signifie les objets prisonniers dans les entremêlas de Judith Scott ? Madge Gill était-elle possédée par un esprit ? À quoi pensaient toutes les femmes en tirant les fils de leur broderie ? La folie n’est-elle pas la réponse saine et équilibrée face à une réalité aliénante ? En quoi l’art peut-il servir d’échappatoire ? Toutes ces questions, si elles n’ont pas de réponses, méritent d’être posées. La question philosophique du rapport entre la folie et la création est au cœur des enjeux et a déterminé le regard que nous portons sur ces œuvres. Michel Foucault (1926-1984) a consacré ses recherches autour de la folie en étudiant les processus de marginalisation à l’œuvre dans les sociétés d’Ancien régime en mettant en évidence selon les principes de normes et d’exclusions, le basculement entre le statut du fou intégré dans l’espace social, à celui de l’interné aliéné dans des asiles spécialisés considéré comme une menace à l’ordre social. Une démonstration toujours aussi importante à lire dans Histoire de la folie à l’âge classique (1972).

La magie des étincelles

Si l’affirmation de l’existence de l’art brut a permis, avec l’art moderne, d’attaquer les échelles académiques de valeur, elle n’a rien résolu quant aux mystères de la création : pourquoi telle personne à tel endroit se met-elle à créer une œuvre extraordinaire ? Il ne suffit pas de tomber sur un tas de cailloux pour improviser le palais du Facteur Cheval. La folie ou les déterminismes n’expliquent pas tout. Chacun forge son indépendance inaliénable dans son for intérieur. En jouant sur les contrastes, les auteurs d’Enferme-moi si tu peux ont cherché à accentuer ce « déclic », fruit d’une alchimie miraculeuse.

L’irrésistible biographie toute en poésie consacrée à Petit Pierre et son manège dans La mécanique des rêves de Daniel Casanave et Florence Lebonvallet dessine un parcours différent savoureusement traduit dans le langage de la campagne. À l’inverse d’un déclic, l’œuvre de Petit Pierre se déroule comme un assemblage continu sur toute une vie. Pierre Avezard (1909-1992) est né difforme, atteint du syndrome de Treacher Collins dans un petit village du Loiret. Souffre-douleur dès l’enfance, il est exclu de l’école et devient vacher en travaillant de ferme en ferme. Il commence très tôt à fabriquer constructions et automates, s’attaquant à partir de 1937 à son manège, en ingénieur autodidacte. Ce chef d’œuvre de mécanique mélange toutes ses inspirations : il y reconstruit la tour Eiffel ou l’Atomium de Bruxelles, le téléphérique du Mont Blanc ou la Bonne Mère de Marseille au milieu de ses vaches bien aimées, des danses du village et des véhicules de toutes sortes. La machinerie onirique émerveille. C’est qu’il y a dans le manège de Petit Pierre, toujours visible à la Fabuloserie dans l’Yonne (voir encadré ci-dessous), comme dans toutes les œuvres de ces artistes, au-delà de la nécessité de faire, un investissement si intense dans la création qu’il relève sans doute plus du don de soi que d’un besoin de développement personnel. C’est la magie des étincelles !

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Enferme-moi si tu peux
d’Anne-Caroline Pandolfo et Terkel Risbjerg préface Michel Thévoz.
Éditions Casterman.
168 pages.
21,6 x 29 cm.
23 €.

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Petit Pierre, la mécanique des rêves
de Daniel Casanave et Florence Lebonvallet.
Éditions Casterman.
120 pages.
21,6 x 29 cm.
22 €.

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