Le récit de la déesse guérisseuse

Cela fait deux ans maintenant, depuis la première fois où j’ai pris la plume pour écrire ma première rubrique pour Rebelle-Santé, que j’ai envie de vous raconter cette histoire.

Je veux vous montrer mes sources d’influence, celles qui me ren­dent rebelle et qui me poussent vers d’autres rebelles.

Depuis mes 21 ans, cette légende anatolienne me suit partout. Les photos de Shahmaran, cette créature mythique à tête de femme sur un corps de serpent, sont sur les murs de toutes mes maisons vagabondes, sur mes cahiers, dans mon sac…

Je l’aime, je la fais vivre. Vous allez voir pourquoi…

Vous allez lire le récit triste et fort de Shahmaran qui est une sage, UNE médecin, une résistante. Elle a résisté contre la férocité de l’être humain. Il y a de longs siècles, toutes les populations d’Anatolie et de Mésopotamie, qui rassemblaient de nombreux groupes ethniques, se transmettaient cette légende. C’est pour cela qu’il y a différentes versions de ce récit. La différence est dans les détails. Je vais vous raconter celle d’un troubadour kurde, j’avais 21 ans quand elle m’a été contée.

Shahmaran est une déesse guérisseuse, mi-serpent mi-humaine

Elle habite dans les tréfonds de la terre, là où les serpents vivent en harmonie. Elle passe donc ses journées au milieu d’une multitude de serpents, mais elle est aussi amie avec tous les êtres qui habitent dans le monde naturel  et qui la considèrent comme un symbole de sagesse. Quand un des oiseaux, des souris, des renards, des lions, des gazelles tombe malade, il consulte Shahmaran, car elle connaît les recettes des médicaments naturels capables de guérir toutes les maladies. Elle connaît tous les secrets de la terre. Son savoir n’a pas de limite. Ni le langage des animaux, ni l’histoire de chaque pierre ne lui sont inconnus. Elle est sage, car jamais elle ne met à profit son immense connaissance pour dominer et elle est amie avec tous les vivants. Et les humains ? Ah, ça, c’est difficile… C’est le point faible de Shahmaran, qui est immortelle, ou presque…

Elle vit depuis des siècles, parce qu’elle a résisté à toutes les maladies, parce qu’aucun animal ne la blesse. Leurs dents, leurs griffes deviennent des fleurs devant elle. Seul l’humain détient le pouvoir de la tuer. Elle doit donc s’en protéger. Si l’être humain ne la tue pas, elle pourrait vivre jusqu’à l’éternité.

Pourquoi les humains tueraient-ils cette déesse guérisseuse ?

Parce qu’elle alimente les rêves de bien des ambitieux qui savent que celui qui boit le bouillon de Shahmaran hérite de ses connaissances et de sa quasi-immortalité. Il n’est pas question d’hériter de sa sagesse, ni de sa générosité, ni de son amitié innée pour les êtres qui l’entourent. Non, il s’agit de s’emparer de son savoir, des secrets de la nature pour dominer, pour dominer, et encore dominer. Des hommes veulent donc la peau de Shahmaran. Je dis « homme » parce que, dans cette légende, il n’est pas question des femmes. Peut-être est-ce parce qu’elle ne quitte jamais les forêts et que son chemin ne croise pas celui des femmes.

Le récit, qui dure sept nuits, raconte les essais infructueux de la déesse pour tisser des liens d’amitié avec les hommes. Chaque fois, elle tente de leur faire confiance, d’échanger avec eux des sentiments humains, mais chaque fois elle est trahie. « Je ne dirai à personne que je t’ai vue !« , disent-ils. Mais tous la dénoncent, sciemment ou non, par faiblesse face à l’appât de l’argent, sous la torture ou face à la mort, à la menace… Plusieurs fois, elle est ainsi obligée de déménager, de faire déménager avec elle les serpents. Elle se cache, elle fait confiance, elle fuit, elle se cache à nouveau… Enfin, elle promet aux serpents de ne jamais faire confiance aux humains. Mais, finalement, elle ne tient pas sa promesse.

Et c’est le dernier épisode que je vais vous raconter

Un jour, Cansap, un jeune paysan va dans la forêt avec ses amis, près de leur village, pour ramasser du bois.

Après le travail, ils jouent au ballon.

En courant après le ballon, Cansap tombe dans le puits… Et il disparaît. Ses amis regardent dans le grand trou. Ils ne voient rien : « Il est mort« , disent-ils. Ils ont alors peur qu’on les accuse de l’avoir fait disparaître et tentent de masquer les soupçons en racontant un mensonge : « Ce matin, il est venu pour récupérer du bois, puis il est reparti sans nous dire où il allait. » Laissant leur ami dans le puits, ils retournent vers leur village. « Il est parti, Cansap. Il est parti. »

Ils avaient raison. Cansap était parti loin. Loin. Il tombait, il coulait, il glissait dans le noir. Il a bien cru qu’il était mort. Puis il a senti les herbes douces sous ses fesses et il a ouvert les yeux. Il ouvre les yeux plus grands encore puis sourit devant le paysage : des couleurs multiples, des milliers de fleurs arrosées par de petites rivières. Il admire les abricots, les cerises, les pêches dont les arbres sont couverts. « Ça y est. Je suis mort« , se dit-il. Puis, tout d’un coup, il voit les serpents – des crotales, des aspics, des vipères… – s’approcher de lui. « Je suis entre le paradis et l’enfer et ces serpents vont me conduire à l’enfer« , pense-t-il. Voyant tous ces serpents s’approcher de lui, il se met à trembler : ses dents, ses bras, son cœur, tout tremble. Quand il sent leur peau froide toucher la sienne, il ferme les yeux sans plus pouvoir respirer.

Bienvenue dans notre pays…
N’aie pas peur de nous.
Nous ne faisons jamais de mal à celles et ceux qui ne nous embêtent pas.
Tu es chez nous, tu es notre hôte.
L’être humain est plus dangereux que nous.

Cansap ouvre les yeux, libère son souffle

– Mais…
– Oui, ici, tu es dans notre pays.
– Comment je peux rentrer au village ?
– Tu ne peux pas y retourner. Il y a une entrée, mais pas de sortie.
– Mais j’ai une vieille maman qui a besoin de moi. Où est l’ouverture du puits dans lequel je suis tombé ? Avec une corde, peut-être que je pourrais remonter ?
– L’ouverture est invisible.
– Aidez-moi, s’il vous plaît !
– Ne t’inquiète pas, on prépare ton lit, on va te chercher à manger et à boire. Nous ne pouvons rien faire d’autre. C’est Shahmaran qui peut décider.
– Qui est Shahmaran ?
– C’est notre déesse, notre sœur, notre camarade, notre médecin.
– Je peux la voir quand ?
– Ce n’est pas sûr qu’elle voudra te voir. Nous te le dirons demain. »

Que va-t-il se passer le lendemain ? On entrera au cœur du récit de Shahmaran. Et vous lirez la suite dans un prochain numéro.

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