Le récit de la déesse guérisseuse (suite)

Je suis contente que vous ayez bien aimé Shahmaran. Moi, aussi je l’aime beaucoup. Merci pour vos bons retours. Donc, je continue le récit.
Vous vous souvenez, nous en étions au moment où Cansap, à la suite d’un jeu qui avait mal tourné, avait atterri dans le pays de Shahmaran. Les serpents l’avaient salué dès son arrivée, lui avaient assuré qu’il serait bien traité, mais il n’avait pas le droit de sortir, encore moins de retourner chez lui. Cansap, ne comprenant rien à ce qui se passait, les avait suppliés de le renvoyer chez lui, en vain. Il avait seulement compris que son sort était lié à la volonté de Shahmaran, dont les serpents avaient dit : « C’est notre déesse, notre sœur, notre camarade, notre médecin. » Et ils lui avaient promis de lui en parler le lendemain, mais ne pouvaient lui garantir qu’elle accepterait le voir.
Que se passa-t-il le lendemain ?
Shahmaran écouta attentivement les serpents, et chuchota : « Non…non. Je ne le verrai pas. » Souvenez-vous qu’elle s’était promis de ne plus jamais faire confiance aux humains. Puis elle s’est éloignée en silence. Cansap attendit jusqu’au soir, puis le lendemain, le soir suivant… Les serpents étaient très accueillants et il ne manquait de rien, mais il lui devenait difficile de garder patience et sang froid.
De son côté, Shahmaran se sentait mal. Elle s’était retirée loin des humains depuis longtemps et ne leur faisait plus confiance, mais elle était moitié humaine et leur présence lui manquait. Finalement, elle ne résista pas à l’envie de découvrir ce nouvel hôte. Elle l’observa, cachée derrière les arbres.
Et ce fut le coup de foudre
Dès qu’elle le vit, Shahmaran, qui avait plus de mille ans, tomba amoureuse pour la première fois. Elle s’éloigna rapidement, puis se retira dans un coin, sans parler, sans manger, sans boire, sans dormir. Impossible de faire quoi que ce soit. Quelques jours plus tard, elle appela les serpents et leur dit froidement : « Emmenez-le auprès de moi, je vais essayer de lui expliquer pourquoi il doit rester ici. C’est la règle de l’hospitalité.«
Un peu plus tard, Cansap tombait sous le charme de cette femme-serpent, émerveillé par sa beauté. Il la supplia longtemps de lui rendre sa liberté… jusqu’a ce que la voix douce de Shahmaran l’interrompe : « Demain, je vais commencer à te raconter une longue histoire, une histoire qui dure des milliers années. Tu vas ainsi comprendre pourquoi nous ne te laissons pas partir.«
Cansap, intrigué, oublia son désir de partir. Il se laissa aller à sa curiosité et à l’envie de passer plus de temps avec cette femme-serpent.
Le lendemain, ils se retrouvèrent sous le grand chêne
Shahmaran commença son histoire extraordinaire. Elle lui raconta comment, dans de nombreux pays, au fil du temps, elle avait essayé de tisser des liens d’amitié avec l’être humain et comment, à chaque fois, elle avait dû fuir, déménager, combien elle avait été déçue. Cansap l’écoutait attentivement. Du matin au soir, il se laissait porté par l’histoire de Shahmaran qui l’emmenait ainsi ailleurs, très loin. Cela dura plusieurs semaines. Le jeune homme entendit comment, involontairement, les humains étaient amenés à trahir par faiblesse, cédant parfois à la souffrance, à la torture ou à la peur de mourir. Ne résistant pas à leurs promesses, Shahmaran avait tenté à de multiples reprises de leur faire confiance, mais chaque fois elle avait été trahie, dénoncée, quels que soient le contexte et les raisons. Et Cansap écoutait, attentif à cette femme-serpent qui connaissait tant de choses.
– C’était la dernière fois. Et j’ai décidé ensuite de tourner la page. J’ai promis aux serpents de ne plus jamais faire confiance aux humains.
Après quelques minutes de silence, Cansap prit la parole :
– L’histoire est terminée ?
Shahmaran, étonnée, le regarda sans répondre. Il insista :
– C’est fini ?
Shahmaran réfléchit. Elle avait imaginé que ce jeune homme pourrait faire partie de son histoire. Mais comment y croire puisqu’il semblait ne rien comprendre.
Voulait-il seulement qu’elle continue à le faire ainsi voyager au gré de ses aventures ?
Quand Cansap reprit la parole, elle sentit les serres de l’aigle se refermer sur son cœur. Il voulait partir, puisque le voyage était fini.
– Laisse-moi partir Shahmaran. Tu verras, je suis différent. Je n’ai peur de rien, je ne suis pas attiré par l’argent. Je n’ai plus qu’une envie : te prouver qu’on peut faire confiance aux hommes. Il y a des résistants, des héros. Moi aussi, je peux l’être.
– Comment ? Je viens de terminer cette histoire et tu n’as même pas pris le temps d’y réfléchir… »
Elle ne finit pas sa phrase.
Cansap avait reçu, sans en être conscient, une grande leçon d’histoire, de sociologie, de politique, de psychologie… Et il ne pensait qu’à rentrer dans son village, le plus vite possible, sans même proposer de rester un peu.
– Je te remercie, Shahmaran, d’avoir pris le temps de me raconter toute cette histoire. Maintenant je comprends pourquoi tu as perdu confiance. Mais permets-moi de te redonner confiance en les êtres humains.
Shahmaran ne parla plus, disparaissant comme un petit fleuve entre les arbres…
Cansap se retrouva seul. Durant des semaines, il vécut au milieu des serpents qui redoublaient d’attention et lui offraient des nourritures merveilleuses… Et pourtant, la solitude l’envahit…
Il cessa de manger, avalant seulement un peu d’eau, assis, immobile. Shahmaran l’observait de loin et, le voyant dépérir, s’inquiétait de plus en plus. Il était tout maigre, tout jaune, tout pâle… Et elle était amoureuse.
Elle ne tint plus et fit venir tous les serpents autour d’elle, face à Cansap.
– Demain matin, mes serpents vont t’emmener là où tu étais tombé.
– Shahmaran… Tu me fais enfin confiance. Merci… Tu vas voir… je serai digne de ta confiance.
– Ne dis rien. Je connais tes faiblesses. Je te libère parce que l’amour est plus fort que tout. Je devrais penser d’abord aux serpents, mais je pense à toi. Que feront-ils sans moi…
Cansap, ne comprenant pas le sens de ses paroles, continuait à la remercier.
– Je t’en prie, ne dis plus rien. Silence, s’il te plaît. Je ne te demande qu’une chose. Ce n’est pas pour échapper à la mort, c’est pour la retarder un peu. Je veux passer encore un peu de temps avec mes amis-serpents. Écoute…. Évite d’aller aux hammams et ne te lave pas avec l’eau chaude en public, parce que la peau de ceux qui ont touché Shahmaran devient écailleuse au contact de l’eau chaude. Adieu Cansap. Adieu…
Puis elle fila comme la rivière. Les serpents s’éloignèrent de Cansap. Mais lui ne sentait pas la tristesse dans l’air. Il ne comprenait rien. Il avait tout entendu, mais sans comprendre.
Le soir, il dormit comme un bébé
Le lendemain matin, à l’aube, les serpents sont venus le chercher. Le jeune homme était déjà réveillé et avait mangé une pomme. Il essaya de parler avec ses guides, mais il n’obtint aucune réponse.
Le pays des serpents lui faisait ses adieux en silence. Les serpents le conduisirent jusqu’à la forêt. Ils montèrent, montèrent… Enfin, quand Cansap ouvrit les yeux, il comprit qu’il se trouvait à nouveau dans la forêt où il avait disparu. Sa maison, sa mère, son chien étaient à quelques dizaines de minutes à pied. Il s’assit par terre et commença à réfléchir, pour la première fois depuis très longtemps. Qu’est-ce qu’il fallait faire ? Comment faire ?
Vous lirez la fin de ce récit dans le prochain numéro. Merci de patienter. Je n’ai pas voulu trop le raccourcir, pour le résumer sans l’abîmer.
Je vous dis au revoir avec une mauvaise nouvelle. Mylène (voir magazine n° 176, NDLR), mon amie danseuse, mon amie résistante, ne peut plus sortir de chez elle depuis deux mois. Ses tremblements ont augmenté. Merci à ceux et celles qui lui donnent de la force en l’appelant ou en lui écrivant.