Opération Mains Propres sur la Santé, rencontre avec Philippe Even

La député européenne écologiste (EELV) Michèle Rivasi, avec quelques collègues médecins et députés, a lancé un appel pour mettre fin aux conflits d’intérêts dans le domaine de la santé.
Le texte de l’appel, signé notamment par Serge Nader (1), Philippe Even (2) et Jean-Sébastien Borde (3), s’attaque d’abord au coût du médicament, prohibitif en France. Hormis le fait que les Français consomment trop de médicaments, les prix des génériques, par exemple, sont supérieurs de 30 % à ceux pratiqués en Italie. Les tarifs sont fixés sans contrôle réel puisque les laboratoires pharmaceutiques négocient les prix de vente avec des représentants de l’État, manifestement sous influence (missions sous contrats privés, financement de campagnes électorales, etc.).
La recherche surfacturée
Quant au coût de la recherche, argument choc des industriels pour justifier les prix élevés des médicaments, il abrite les dépenses de promotion des médicaments. Ainsi, la recherche des laboratoires pharmaceutiques coûterait 20 fois moins si on en déduisait les dépenses de lobbying, de marketing, de publicité, celles engendrées par les visiteurs médicaux et la formation continue des médecins, financée à 98 % par cette même industrie.
Des solutions drastiques
La solution passe par une remise à plat totale du système, notamment en traquant les conflits d’intérêts, en exigeant plus de transparence sur les coûts et les résultats d’études cliniques. Mais il faut aussi des experts indépendants pour supprimer les médicaments inutiles, revoir la formation des médecins. Le chantier est énorme et le collectif ne peut qu’informer la population et lancer le débat, ce qui est déjà indispensable. Le jeu en vaut la chandelle, car des milliards d’économie sont à la clé, et de vrais objectifs de santé publique à retrouver.

Nous avons rencontré un des premiers signataires de l’appel, Philippe Even (4), pour faire le point sur les dérives de notre système médical.
Christophe Guyon : Qu’est-ce qui vous motive dans la lutte contre la corruption du monde médical ?
Pr Philippe Even : Pour moi, c’est une véritable révolte contre ce qu’est devenu le monde du médicament depuis 25 ans. La priorité, c’est de faire de l’argent et encore de l’argent. On accuse les grandes firmes pharmaceutiques, mais au fond elles n’existent plus, c’est une apparence. Ce qui compte, ce sont leurs actionnaires, c’est-à-dire une dizaine de grands fonds d’investissement. Les décisions se prennent à ce niveau-là, dans l’obscurité totale.
Notre système de santé est très coûteux…
Les dépenses de médicaments en France, par habitant, sont à peu près une fois et demie celles des pays qui nous entourent. Ces dépenses viennent du prix unitaire des médicaments, mais aussi et surtout de l’hyper prescription. Dans les pays du Nord, une fois sur deux, on ressort de chez le médecin sans ordonnance. En France, seulement dans 10 % des cas. Les médecins en sont responsables, mais ils agissent sous l’influence des leaders d’opinion.
Ces leaders sont des médecins de renom, dont la voix compte, tenus par l’industrie pharmaceutique. On les voit partout, notamment dans les journaux (qui appartiennent à l’industrie), ils parlent tout le temps, ils sont à la tribune des congrès, qu’ils président, dont ils choisissent les thèmes. Ils sont les porte-voix des nouvelles molécules de l’industrie. Ils ont créé des sociétés savantes avec leurs collègues, comme les sociétés de diabétologie, de cardiologie. Et ces sociétés sont financées à 95 % par l’industrie pharmaceutique. En France, je pense qu’il y en a environ 200. Ils font des rapports avec leur société scientifique, qui sont repris par nos agences du médicament qui ensuite émettent des recommandations. On pourrait presque dire que l’industrie tient la plume du médecin prescripteur par l’intermédiaire de ces relais.
Récemment, on a analysé le dossier du Gardasil. Il a été autorisé par une commission de 16 membres. Il y en avait 14 sous contrat avec le laboratoire qui préparait le vaccin !
Il s’agit clairement de corruption…
Absolument, et puis certains de nos industriels français de la pharmacie sont devenus des grands barons de la politique : Pierre Fabre, dans le Sud-Ouest, tenait tous les sièges de députés. Simplement, il finançait les campagnes électorales, celle de Jérôme Cahuzac, par exemple. Et puis Servier, à l’échelon national, achetait beaucoup de personnes. Je viens de lire encore ce matin le CV d’un de nos meilleurs cardiologues : il a 38 contrats avec le laboratoire Servier ! Ce sont des contrats qui vont de 2000 à 200 000 euros par an. Et il en a 38 ! Alors, évidemment, le laboratoire Servier peut mettre n’importe quoi sur le marché, il obtient ce qu’il veut… et c’est remboursé à 65 % !
Justement, parlons de l’efficacité et du prix des médicaments…
Vaste sujet. Il y a d’abord les médicaments indispensables, les plus actifs et les plus anciens (ils sont antérieurs au milieu des années 80). L’industrie pharmaceutique mise sur ces molécules fantastiques qui restent aujourd’hui les meilleures. Beaucoup de ces médicaments ont été « génériqués ». Comme ils sont vieux et « génériqués », ils ne rapportent rien. Du coup, ils intéressent beaucoup moins l’industrie.
Ensuite, vient le 2e type de molécules avec les quasi-copies. C’est la première lutte de l’industrie pour éviter de perdre la mainmise sur ces médicaments efficaces. Elle en a réalisé des quasi-copies qui sont brevetées et protégées par elle pendant huit à dix ans, de façon à couper la voie aux génériques. Mais ces nouvelles molécules ne sont, en aucune façon, meilleures que les anciennes. Il y a 200 grandes molécules, pas plus, mais il y a 1000 quasi-copies, et ce sont celles-là que les médecins prescrivent. Pourquoi ? Parce qu’ils ont dans la tête l’idée que si un médicament est nouveau, il est meilleur que l’ancien.
Par cette deuxième voie, les laboratoires pharmaceutiques se sont assurés un marché considérable avec des médicaments déjà sensiblement plus chers. Cette voie a fonctionné jusqu’à il y a quatre ou cinq ans. Actuellement, toutes les copies sont faites, le filon est mort. Alors, comment va vivre l’industrie qui ne fait plus de recherche ou très peu ? Car chercher un médicament, c’est dix ans et, pour les actionnaires, c’est trop long, il faut générer rapidement du chiffre d’affaires avec 20 % de bénéfices.
Eh bien, on fabrique des maladies qui n’existent pas et des molécules qui ne servent à rien.
Ce que vous dites peut sembler incroyable !
Oui, mais ça tient la route. Via les médias, l’industrie persuade les populations que ces maladies existent, que si les gens ne sont pas atteints, ils pourraient bien l’être un jour et il serait bon qu’ils s’engagent dans un traitement préventif. Pour l’industrie, le traitement préventif, c’est la poule aux œufs d’or, car on commence à prendre des médicaments à 40 ans et on en prend pendant 30 ans. Par conséquent, la recherche pour des antibiotiques que l’on prend pendant huit jours, ça n’intéresse personne. Pourtant, à cause de la résistance des bactéries, il serait utile de trouver de nouvelles molécules antibiotiques.
C’est la pièce du fameux docteur Knock : il n’y a plus assez de malades, alors on en crée de nouveaux, en s’adressant aux gens bien portants.
Pouvez-vous nous donner un exemple ?
Le plus frappant, c’est l’hypertension artérielle qui est une maladie vraiment dangereuse quand la tension dépasse 18. Quand elle est à 17, 16, 14, ça n’a aucune incidence. Mais on a décidé que c’était de la « pré-hypertension artérielle » et que ça se soigne pour prévenir les accidents, pour éviter qu’elle devienne une vraie hypertension, alors que, dans la majorité des cas, elle ne devient pas une vraie hypertension.
De cette façon, on est passé, en France, de 800 000 malades à 8 millions de personnes qu’on traite pour l’hypertension. C’est fabuleux ! Ils ont fait pareil avec le diabète, l’ostéoporose, le cholestérol, etc.
Et les fameux leaders d’opinion tenus par l’industrie pharmaceutique décident des seuils où l’on commence à prescrire.
Comment éviter toutes ces dérives ?
La France dépense au moins 10 milliards à rembourser des médicaments inutiles. On dérembourse ces médicament et on donne les 10 milliards à l’industrie pour travailler avec elle. Et l’industrie ne s’intéresse qu’aux gros marchés. Traiter les cancers du foie – il y en a 3000 en France – elle s’en fiche, c’est trop petit, ça n’a aucun intérêt. Alzheimer, ça commence à l’intéresser, mais ça ne fait que 500 000 personnes, c’est encore peu. Mieux vaut, pour elle, s’en prendre au diabète et viser un marché de 4 millions de personnes.
Après l’affaire du Mediator, j’avais dit qu’on ne s’en sortirait qu’en créant un corps d’experts indépendants. Sur les 2000 professeurs de médecine français, je n’ai aucun mal à en trouver 200, des médecins haut de gamme, n’ayant aucun lien avec l’industrie. On en sélectionne une quarantaine qui seront dans un corps d’experts, détachés de leur activité, mais qui y retourneront après. Il faut les payer le double ou le triple pour les mettre à l’abri de toutes les tentations de l’industrie. Ils devront signer de leur nom les avis et recommandations. Car, aujourd’hui, pour mettre un médicament sur le marché, on procède à un vote anonyme et secret, ça enlève toute responsabilité individuelle.
J’y ai participé et j’ai assisté à des scènes incroyables. Tout le monde parle, donne son avis. Parfois, il apparaît clairement, par exemple, que le médicament n’a aucun intérêt. Puis on vote secrètement et là, surprise : le médicament est accepté ! J’ai vécu ça plusieurs fois avant de démissionner de cette commission d’autorisation de mise sur le marché. Et quand, par hasard, on avait réussi à dire non, 15 jours après, au Journal Officiel, on découvrait que le ministre avait autorisé la mise sur le marché. Il faut donc des experts indépendants, responsables et que le ministre ne puisse pas revenir sur leur décision.
Après avoir longuement discuté avec le ministre de la santé de l’époque (Xavier Bertrand), j’ai réussi à le convaincre. Mais ça n’a jamais pu être mis en place, il y a eu des levées de boucliers et il y aurait laissé son fauteuil de ministre.
Avant de prescrire des médicaments, ne faudrait-il pas penser à des mesures de bon sens comme l’alimentation et l’activité physique ?
C’est un vrai sujet. Dans la formation des médecins, le mot nutrition n’est pas prononcé. Aucun étudiant en fin d’études n’a la moindre idée de ce qu’est l’alimentation ou les différents types d’aliments. De la même façon, l’exercice physique n’y est pas du tout abordé. J’ai été le doyen de la faculté de médecine et je n’ai pas pu changer les programmes. La rigidité des programmes stérilise tout désir de donner de soi-même. On impose des cadres rigides, on laisse de côté la moitié des savoirs nécessaires et, de l’autre, on met des réponses toutes faites.
Au final qu’est-ce qui pourrait mettre fin à la corruption ?
L’information et la prise de conscience du public, avec, malheureusement, un scandale de santé publique. À chaque fois qu’il y a un scandale, les gens réalisent un peu plus comment fonctionne le système. J’attends le prochain…
À LIRE
Crédulité et corruption des médecins : stop aux statines et autres dangers, du Pr Philippe Even. Éditions Le Cherche-Midi (paru le 4 juin 2015).
Notes :
(1) : pharmacien, lanceur d’alerte.
(2) : médecin, lanceur d’alerte.
(3) : médecin, président du Formindep, association pour l’indépendance de la formation médicale.
(4) : Philippe Even est ancien Doyen de la faculté de médecine Necker, actuel président de l’Institut Necker et notamment le co-auteur du Guide des 4000 médicaments utiles, inutiles ou dangereux, Ed. Le Cherche Midi.