L’essence sacrée du yoga

Dans une société où, face aux exigences matérialistes et fonctionnelles, tout est si vite dénaturé, le yoga, comme tout ce qui fait partie de la réalité sans illusion, manque bien de perdre son essence. Quelques rares témoins de l’authenticité font parfois surface, c’est le cas des yogis dont nous allons parler.
Si, pendant des siècles, l’Inde fut par excellence la ruche productrice des nectars spirituels, les interprétations hâtives et l’appropriation sectaire des formules yogiques finirent par disperser les chefs des abeilles. Les sectes se mirent à fleurir comme autant d’herbes envahissantes qui submergèrent progressivement les sentiers de sagesse en répandant la confusion et l’incompréhension. Soucis de pouvoir, enrichissements personnels, valorisation de l’ego s’installèrent sur le trône des maîtres spirituels, autorisant la dégénérescence des rituels destinés à révéler la nature sacrée du soi en rites fantasques tout aussi compliqués qu’inutiles et trompeurs. Demeurée intacte par la grâce du secret, l’une des plus pures traditions yogiques, le shivaïsme tantrique du Cachemire, parvient encore aujourd’hui à éclairer la voie des chercheurs sincères.
Une vie comme un instant d’Éveil
Jean Klein, dont il est souvent fait référence à propos des maîtres contemporains (1912-1998) fut médecin, artiste musicien, professeur de yoga et guide spirituel authentique. Il employa sa vie à transmettre à l’Occident une approche de yoga sérieuse et pour autant accessible aux pratiquants soucieux de ne pas dévoyer l’essence de cette science sacrée. Son intérêt pour les principes du courant shivaïste cachemirien repose sur le concept de la non-dualité des êtres et des choses, dont il eut la révélation vivante au travers de sa propre expérience. C’était un soir comme les autres alors qu’il se trouvait sur Marine Drive à Bombay.
Je regardais les oiseaux et soudain, je fus entièrement saisi par eux, comme si tout cela se passait en moi. J’eus réellement connaissance, conscience de moi-même. Le matin suivant, face à la variété de la vie quotidienne, je sus que ma compréhension de l’être était une réalité. La vie coulait sans interférence de l’ego. Je me trouvais dans une paix incomparable. Toute séparation entre vous et moi disparut dans l’Unité. Je me connus dans l’immédiat de l’instant présent, dans une liberté, une plénitude, une joie pure. Je ressentais une totale gratitude et non un sentiment traversé d’affectivité. Mon maître m’avait déjà donné la compréhension de la vérité, j’en vivais à cet instant la lumineuse réalité.
À dater de ce jour, la transmission de la sagesse du yoga et du mode de penser et de vivre que Jean Klein enseigna, resta empreinte de cette fraction d’Éveil vécue et non pas imaginée intellectuellement. Ses disciples lui en sont éternellement reconnaissants.
L’indicible absolu
La définition la plus appropriée pour titrer la liberté serait sans doute « l’espace du jeu divin » au travers duquel Siva-Yogarâja, dieu hindou chargé de l’organisation du monde au pouvoir créateur et destructeur, en manifeste tous les aspects car « il n’est pas d’état qui ne soit Siva. »
Mais ce n’est qu’un jeu, n’est-ce pas ? Pourquoi s’y laisser prendre avec tant de conviction et pourquoi, loin de savourer l’instant pour ce qu’il est, nous nous laissons piéger ? Pour la conscience éclairée, la souffrance est la lumière qui permet de sortir du sombre tunnel du moi. Mais la conscience humaine semble trop obscurcie par l’emprise de l’individualité pour accepter de prendre la souffrance comme l’antidote à la dualité (moi et l’autre), responsable de toutes les difficultés. Vient alors la science du lâcher-prise par le mouvement immobile de la méditation. Il ne s’agit pas là non plus de mots ni de modes propres à vanter les mérites d’une technique où le snobisme et la vanité tentent d’y fabriquer leur miel. Il y a toujours eu des clones imparfaits concernant les abeilles…
Pour pénétrer l’univers du soi, l’être doit abdiquer du moi en toute conscience de sa non-réalité. Telle est la mission de Siva-la conscience, auprès des humains. D’un point de vue représentatif, la nature même du dieu Siva est duelle, assujettie au principe d’apparition-disparition, soit l’impermanence au centre de toutes choses.
L’Éveil de l’énergie
Tout commence quand tout cesse. Le corps, tenu immobile dans une posture contemplative, se défait des liens du mental. La pensée discursive se consume dans les ardentes braises de la concentration sans objet. Et soudain, le trait jaillissant d’un mouvement sans ébauche s’élance du bas vers le sommet du corps. C’est la pénétration de la conscience qui pourfend la matière dont l’illustration en est le Lingam, phallus symbolique, associé au Yoni, réceptacle féminin, constituant l’union des principes masculin-féminin qui incarnent la création. Toutes ces élaborations peuvent se révéler confuses au mental ordinaire qui cherche parmi ses références ce qui peut bien s’apparenter à la forme suprême de la conscience. Mais les capacités limitées de l’intellect ne pourront aborder ce qui est au-delà de l’esprit. Il faut le talent de ceux qui comprennent devoir dépasser leurs conceptions illusoires, pour pénétrer l’état de non-penser créant ainsi le dévoilement de la pure énergie. « Plus la pensée se vide de sa substance, plus les murailles de l’ignorance tombent jusqu’à la non-pensée. La connaissance non-duelle est révélatrice de la nature véritable de toutes choses en opposition à la connaissance intellectuelle qui n’est que façon de penser. » La vision de l’univers comme manifestation de l’essence de Siva libère de toute contingence.
Question au maître
Quand les disciples demandaient à Jean Klein si la pratique du yoga pouvait leur permettre d’accéder à des niveaux profonds de lâcher-prise et de fraîcheur d’esprit, le maître répondait que le sens du mot pratique était « habitude » et qu’il était nécessaire de familiariser le corps et l’esprit avec la conscience d’être dans l’instant. Ce qui permettait de rencontrer les peurs, les défenses et les agressions produites par la pensée et les émotions induites par un je/moi assujetti à sa propre identification. Lorsque cette distorsion de la réalité apparaissait à la conscience du pratiquant, il s’en dégageait aussitôt. S’ensuivait une profonde détente apaisant le corps et l’esprit. Alors oui, le yoga compris en ce sens participe à la révélation de la réalité, ultime étape vers l’Éveil. Jean Klein enseignait qu’il n’y avait rien à atteindre, rien à trouver et surtout pas la sécurité au travers de quoi que ce soit. Il transmettait l’écoute silencieuse de l’accord parfait corps/esprit qui rendait l’harmonie aux énergies dispersées.
Une ouverture au silence
La posture assise jambes croisées permet au corps d’entrer en communication directe avec l’énergie de la terre. Il est recommandé en cette attitude d’exercer de longues et profondes expirations en rentrant le ventre en douceur, ce qui a pour effet de libérer progressivement le corps de toute tension. Le dos, quant à lui, doit rester droit mais non tendu, « reposé » sur ses vertèbres. Après quelques instants de ce positionnement dans le confort du corps, le buste va pouvoir se dresser souplement comme la tige d’une fleur en hommage au soleil. Les jambes doivent impérativement demeurer détendues, passives dans un bien-être dépourvu de jeu musculaire. Au cours de l’élaboration posturale, le mental n’a pas son mot à dire et rien à maîtriser ou à parfaire, le corps se vit très simplement au naturel.
PRATIQUE
Siddhâsana est, selon Jean Klein, « l’expression plénière du yoga ».
Le talon droit repose sur le gauche avec si possible la plante du pied droit qui regarde vers le ciel. Les mains reposent sur les genoux, paumes vers le ciel, formant le geste sacré Jnânâmudrâ qui consiste à réunir la pulpe des pouces et des index pour former un cercle parfait dans lequel le mouvement dynamique de l’énergie circule sans entrave.
Symboliquement, ce geste représente l’union de l’individuel avec l’universel. Les trois autres doigts sont tenus rassemblés et étirés vers le bas, ils symbolisent le monde détenteur et gardien de l’énergie qui le fait vivre. Les mains ainsi posées doivent rester souples et sans aucune tension pour ne pas entraver la fluidité du courant énergétique. Épaules et buste sont ouverts sans intervention musculaire, la nuque est souple, le regard devenu intérieur s’est installé dans la profondeur du crâne à l’arrière de la tête, les yeux demi-ouverts ne regardent rien à l’extérieur. Au cours du maintien de la posture, le corps demeure dans le silence du cœur.
Cette expression posturale indique bien la nécessité de déposer, au pied de la nature universelle, notre affranchissement de la nature individuelle. C’est une attitude d’humilité, de dévotion et de gratitude envers le pouvoir de vie qui demeure en nous le temps de l’expérience de cette existence.
Relève assurée
Cet exposé n’est qu’un effleurement des richesses de l’incroyable trésor du yoga cachemirien. Pour celles et ceux qui souhaitent aller plus loin, il est un maître à rencontrer, à consulter et à se vouer pour avancer dans ce travail subtil qu’est l’authentique yoga shïvahiste du Cachemire. Éric Baret fait partie de ces guides qui ne cherchent pas à l’être et qui refusent toute gratification. S’il dit ne rien savoir et ne rien être, n’en croyez rien, mais respectez ses codes de simplicité d’être car ils sont la mesure du véritable savoir. Auteur de nombreux ouvrages sur le yoga, Éric Baret s’exprime dans l’authenticité et le profond respect de la tradition.
À LIRE : Corps de Vibration, d’Éric Baret aux éditions Almora. 35 €