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La santé naturelle avec Sophie Lacoste

Bernard amy la montagne en soi

Les enseignements de l'altitude

Bernard Amy a gravi les sommets du monde entier. À 78 ans, à la fois écrivain et scientifique, après avoir été chercheur au CNRS, il préside aujourd’hui l’Observatoire des Pratiques de la Montagne et de l’Alpinisme.

Bernard Amy est l’auteur de nombreux récits de voyages, ouvrages scientifiques et livres de fiction.

Rencontre.

Lucie Servin :

Vous soulignez souvent la part indicible de l’expérience de l’alpiniste : comment est née cette envie d’écrire sur la montagne ?

Bernard Amy : J’ai toujours aimé écrire. Raconter est une tendance profonde de l’espèce humaine, l’espèce du discours. Ça vient sans doute d’abord d’une envie de me comprendre moi-même, avec mon côté scientifique, spécialiste des sciences cognitives et de la physique. Il y a aussi ce besoin de se justifier auprès de tous ceux qui veulent toujours savoir pourquoi. J’ai commencé par des articles dans les petites revues des clubs avec lesquels je pratiquais l’alpinisme. Je lisais alors un peu de tout : des romans, de la poésie, et beaucoup de science-fiction.

À l’époque, dès qu’« on entrait » en alpinisme, tous ceux qui vous parrainaient vous donnaient à lire les grands classiques de la littérature de montagne. Il y avait les livres de Samivel, peintre et aquarelliste très connu, ou encore Les conquérants de l’inutile de Lionel Terray, le grand guide de l’époque. Je suis imprégné de tous ces écrits. Quand on est passionné, on lit tout : du roman au récit de courses jusqu’aux simples descriptions d’itinéraires des topoguides. Toutes les revues sur la montagne sont toutefois très techniques. J’avais envie de proposer des textes plus littéraires. C’est pourquoi, avec quelques amis, nous avons fondé cette revue qui s’appelait Passage et qui, plus tard, a inspiré la revue Altitudes.

Est-il important de s’initier à l’alpinisme enfant ?

C’est le rôle du jardin dans l’enfance, lorsque le très jeune enfant quitte la maison pour explorer un premier morceau de nature vierge, du moins perçue comme telle, un milieu dans lequel il va falloir qu’il acquière une certaine autonomie, tout en sentant la surveillance sécurisante des parents. Pour moi, au-delà de ce jardin, il y avait la montagne, et je suis spontanément parti vers les sommets. J’ai beaucoup connu le scoutisme qui est une belle école d’autonomie et de résistance. Avec un sac à dos et un sac de couchage, on nous laissait au sud du Vercors en nous donnant cinq jours pour arriver au nord. Maintenant, ce serait impossible. Les familles n’arrivent plus à couper le contact.

Dans vos nouvelles, on retrouve la dimension mystique, vous employez même le terme de « lithothéisme » : l’alpinisme est-il un chemin vers la connaissance de soi ?

Ce n’est pas un hasard si les ascètes du monde sont toujours partis s’installer vers les sommets, et ont toujours cherché à gravir les pentes, à se réfugier sur les hautes terres. Cette dimension symbolique a été très étudiée par Samivel, l’auteur d’Hommes, cîmes et dieux qui reste un livre de référence pour tous ceux qui étudient la symbolique de l’ascension et de l’altitude. Toutefois, je ne sais pas si on peut parler de connaissance de soi. C’est une expression très galvaudée qui me rappelle l’idée fausse « de dépasser ses limites ». On ne dépasse jamais ses limites. Il arrive qu’on les repousse mais la seule limite que certains dépassent, c’est celle entre la vie et la mort. Malheureusement, ceux qui la franchissent ne reviennent pas. Souvent les alpinistes concluent leur récit sur cette idée de « la connaissance de soi ». En réalité, la montagne permet souvent de prendre un certain nombre de décisions, en termes de renoncement ou de choix, et c’est une manière d’apprendre à se connaître. Quand vous demandez à la majorité des alpinistes ce qu’ils ont appris sur eux grâce à la montagne, ils ne vont pas forcément savoir formuler cette connaissance, mais simplement constater qu’ils ont changé dans leur comportement. Très peu ont la profondeur d’analyse nécessaire pour une véritable connaissance de soi.

Vous parlez de « la montagne en soi », d’où vient cette expression ?

C’est d’abord un jeu de mots. Il y a la montagne en elle-même, et la montagne qu’on porte en soi. Pour moi, ça se réfère d’abord à cet héritage de l’espèce humaine qu’on porte en chacun de nous, qui fait qu’on a cette image de la montagne et sa symbolique très profondément inscrite au fond de notre esprit, qui détermine et interagit tout le temps dans nos rapports avec elle.

En science, on fait la différence entre l’ontogenèse et la phylogenèse. Or si l’ontogenèse définit toutes les expériences qui nous ont construits, depuis la conception jusqu’à l’état adulte, la phylogenèse rassemble tout l’héritage que notre espèce nous a transmis, comme notre inconscient collectif. Au sein de cet héritage, il y a la montagne et cette idée familière quand on marche sur une pente qui renvoie à tout ce qu’ont pu vivre les premiers êtres humains qui ont dû, un jour, se mettre à gravir des pentes. Cette réminiscence symbolique rencontre l’expérience de la montagne en soi, c’est-à-dire la montagne prise en elle-même, en tant que grosse masse, de pierre et de granit, qui nous fait face, et avec laquelle on vit une expérience qui est toujours exceptionnelle.

Vous décrivez souvent l’importance du vide chez les alpinistes, quel est son rôle ?

Le vide est omniprésent chez tous les grimpeurs. Quand c’est vertigineux, au milieu d’une paroi très raide et surplombante, on dit qu’il y a du gaz. S’élever dans le vide est un sentiment très puissant, comme si on s’envolait dans les airs. Ce sentiment est aussi très lié aux recherches spirituelles, au vide en soi. Derrière tout ça, il y a cette vieille idée qu’on retrouve dans tout texte qui porte sur la méditation et la spiritualité, et qui relie la recherche du vide à l’ouverture totale sur le monde. Celui qui médite, à un moment donné ne peut plus faire la différence entre ce qui lui est intérieur et ce qui lui est extérieur. Or, quand on grimpe, on accède parfois à ces états de grâce, où on se retrouve dans cet état d’esprit où il n’y a plus de limites entre soi et le monde, une sorte de communion totale avec les éléments.

Pour vous, le meilleur alpiniste est celui qui vit le plus vieux.

Face aux risques souvent mortels de la montagne, il faut apprendre à affronter les obstacles, à les éviter ou les supprimer. Le vieil alpiniste expérimenté est celui qui sait tracer son chemin sur la montagne. Pour moi, la plus belle escalade à vivre consiste à se mettre au pied d’une paroi, à la regarder en imaginant une voie d’escalade, pour ensuite voir en grimpant si c’est une voie possible. C’est exactement le même processus que la démonstration d’un théorème en maths. Vous énoncez une hypothèse, et le jour où vous arrivez à vérifier et à prouver votre démonstration après avoir douté, vous êtes aussi transporté que l’alpiniste qui arrive à son sommet.

Dans la nouvelle “Le meilleur grimpeur du monde”, il y a ce grimpeur qui, par son arrogance et son ambition, est prêt à tuer pour devenir le meilleur. Est-ce une manière de dénoncer une mauvaise manière de pratiquer l’escalade ?

Pas vraiment. Je ne connais pas de grimpeur prêt à une telle extrémité. Il s’agit simplement de montrer que certains alpinistes pratiquent la montagne de manière compulsive, presque comme une thérapie. Certains psychologues parlent de conduite contre-phobique. Pour fuir leurs phobies intérieures, ces grimpeurs créent des risques qu’ils pensent pouvoir contrôler, et cherchent toujours à rajouter des difficultés. Malheureusement, beaucoup ne savent pas s’arrêter quand il faut.

D’autres sont comme Christophe Moulin, un très grand alpiniste français qui a fait des choses insensées jusqu’au jour où il s’est arrêté, sans pour autant en finir avec l’escalade. Dans un très beau livre, il conclut en disant : « La montagne m’a appris à souffrir, la montagne m’a appris à me battre, mais l’alpinisme ne m’a pas appris à vivre ».

Bernard Amy et Jean-Marc Rochette : rencontre au sommet

L’Ailefroide est un sommet alpin dans le Massif des Écrins que Jean-Marc Rochette, adolescent, s’était promis d’escalader. Dessinateur de la série Edmond le cochon, avec Martin Veyron, et du Transperceneige scénarisé par Jacques Lob, il revient en bande dessinée sur l’époque où il réalisait des courses en haute montagne et voulait devenir guide. Il y a peu, il illustrait de ses aquarelles une édition de la nouvelle Le meilleur grimpeur du monde de Bernard Amy, sous le titre d’Anabase (voir page 53). L’écrivain signe d’ailleurs la postface de l’autobiographie de son ami dessinateur.

Il commente : « Quand Jean-Marc écrivait Ailefroide, j’étais moi-même dans la rédaction d’un petit livre qui traitait de la psychologie et des motivations des alpinistes. En un dessin, comme le regard de l’enfant dans les premières planches, il dit tout ce que j’aurais pu écrire en un chapitre entier ».

Dans un dessin qui mime l’initiation à l’escalade, Ailefroide fait la démonstration du sublime en relation avec le choc esthétique du gamin face à la peinture Le Bœuf écorché de Soutine. La liberté en idéal, la bande dessinée guide avec virtuosité les deux passions de l’auteur vers les sommets. Bernard Amy ajoute : « Si tous les alpinistes ne sont pas forcément sensibles à la peinture, en revanche tous ceux qui ont lu Ailefroide se sont reconnus, notamment dans ce mythe de la grande course, de ce très haut sommet qu’on a toujours rêvé de faire et qu’on ne fera jamais. Un renoncement qu’on accepte ».

Sur les voies de l’élévation intérieure, l’histoire de Jean-Marc Rochette transporte tous les lecteurs, même ceux qui restent dans la vallée pour écouter la sagesse des alpinistes et leur perspective des hauteurs.

• Anabase (L’esprit de la montagne),
Jean-Marc Rochette et Bernard Amy.
Éditions Le Tripode.
48 pages. 16 €

L’Alpiniste (recueil de nouvelles),
Bernard Amy.
Éditions Le Tripode.
160 pages. 11 €.

 

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