Mes premiers moutons. Épisode 1 : les préparatifs

Sur un grand terrain, en Seine-et-Marne, avec deux chats, des poules et des abeilles, j’ai décidé, cette année, d’installer deux brebis pour entretenir la prairie autour de ma maison. Les agnelles naîtront à la fin du mois d’avril. En attendant, je me prépare à l’aventure : quels sont mes prérequis ?
J’ai grandi à Paris entre deux étages en vis-à-vis d’une rue étroite du XVIIIe arrondissement. Dès que l’opportunité s’est présentée, j’ai déserté. Je vis maintenant depuis deux ans dans une maison du bord de la Seine, avec mon compagnon, un loyer modeste, mais en contrepartie deux hectares de terrain à entretenir. Anthropologiquement parlant, je dois être un cas d’école, un spécimen caractéristique d’exilé urbain. Ma mère, quand j’ai emménagé, m’a offert ironiquement le truculent Comment traire une poule ? de Marie et Hubert Deveaux. Ce petit livre dresse avec humour des portraits sociologiques de citadins qui partent vivre à la campagne, et ouvre l’éventail des modes de vie en milieu rural, de la routine pavillonnaire jusqu’à l’idéal baba cool. Ces catégories, pour être drôles, sont caricaturales, et j’espère, en confrontant mon témoignage, dépasser ces clichés. Quitter la capitale, c’était pour moi jouer avec de nouvelles cartes, à la fois une chance et un choix. Je n’ai jamais eu la prétention de devenir fermière, même si j’aspire à ma manière au « retour à la terre », à mon échelle, en composant raisonnablement sur mon temps libre, sans en faire mon métier.
Un contrat de sédentarité
À notre arrivée, près d’un hectare du terrain autour de la maison avait été laissé à l’abandon depuis une dizaine d’années. Le bois colonisait la prairie, surtout en aubépines, en églantiers et en ronces. Il aura fallu près d’une saison pour conquérir sur la broussaille à la machine. Un travail fatiguant pour les bras qui soulève la question de l’impact sur l’écosystème, d’autant qu’au printemps suivant, il fallait recommencer. Les animaux sont devenus une évidence. Sans polluer, ils dévoreront les jeunes pousses à venir, contenant le bois, tout en produisant une fumure utile au potager. En déléguant ainsi cette charge, je n’ai qu’à m’assurer des bonnes conditions de vie de mes assistants car (faut-il le rappeler) à la différence d’une machine qui, bien nettoyée, dormirait sagement dans un garage quand on part en vacances, l’animal continue d’exister. Il faudra donc trouver quelqu’un pour s’en occuper en cas d’absence.

Pour nous, les moutons s’inscrivent assurément dans une logique de sédentarisation. Une brebis qui n’a pas d’agneau peut vivre une quinzaine d’années. Faire un potager, même modeste, impose un rythme régulier, un poulailler nécessite une maintenance et les chats se nourrissent tous les jours. Nous sommes en quelque sorte déjà assignés à domicile, et même si les brebis demandent peu d’attention, elles exigent une surveillance continue de leur confort, leur alimentation et leur santé. De plus, près du fleuve, l’humidité favorise malheureusement certaines maladies.
Chèvres ou moutons ?
Remis au goût du jour par les projets d’éco-pastoralisme et le slogan efficace des « moutons-tondeurs », l’élevage des moutons n’a rien d’une nouvelle mode, puisqu’il s’agit d’une des plus vieilles activités humaines (près de 10 000 ans). Les races sont elles-mêmes tributaires des croisements nés de cette domestication. Néanmoins, la fragmentation des espaces et la réduction des zones de pâturage ont considérablement réduit ces habitudes ancestrales. Pour nous, les ovins s’imposent par la taille. Dans les deux cas (chèvres ou moutons), comme nous ne disposons pas de rochers ni de surface abrasive pour leurs sabots, nous devrons couper les onglons régulièrement. Pour les moutons, il faudra en plus tondre la laine, qu’il est presque impossible de vendre en tant que particulier. Je n’ai jamais pratiqué, j’apprendrai.
Je choisis les moutons pour leur facilité d’élevage contre la turbulence réputée des chèvres, car je voudrais aussi préserver les arbres fruitiers de mon terrain. Réalité ou préjugé ? L’avenir le dira. En revanche, nous prendrons deux brebis. Le mouton est un animal grégaire et s’adopte au minimum par deux. Bien qu’on puisse aussi castrer les mâles, je veux garder la possibilité de multiplier mes animaux plus tard.
Un environnement pour des animaux rustiques
Nous disposons d’environ un hectare de pâture. Le nombre de brebis à l’hectare dépend de la capacité nutritive pour la surface désignée. Sur un parking, il est difficile d’élever des brebis. Certaines parcelles forestières, blague à part, ne représentent pas forcément davantage en nourriture. En prairie, plus l’herbe est riche, plus l’élevage pourra s’intensifier. Cependant, je n’élève pas des moutons pour les manger. L’objectif pour nous est d’abord de nourrir les animaux de l’herbe disponible pour qu’ils assurent l’entretien de la prairie et d’éviter, dans l’absolu, le recours au foin en complément alimentaire.
Comme au potager, en cloisonnant les espaces, une rotation s’organisera, à la manière d’ »une mini-transhumance » pour faire repousser l’herbe et laisser les fleurs s’épanouir au printemps à proximité des abeilles. Je prévois ainsi un enclos permanent et grillagé avec un abri pour l’hiver. Les brebis « transhumeront » ensuite à travers le terrain pendant la période chaude. Les moutons, à la différence des chèvres, ne se mettent pas au piquet. Cette pratique très peu recommandée est traumatisante pour une brebis adulte, elle nécessite un apprentissage quand elles sont bébés. Il faut donc prévoir des clôtures amovibles. Sur le conseil du berger, nous avons choisi d’investir dans des filets électrifiés, 90 cm de hauteur suffisent, de façon à déplacer les moutons en fonction des besoins.
Réserver ses agnelles
Pour trouver mes agnelles, je me suis rapprochée d’un éleveur professionnel. Si vous avez comme moi tendance à la procrastination, sachez que les agneaux se réservent longtemps à l’avance et qu’il est préférable de les retenir d’une année sur l’autre. Ce temps peut amortir l’investissement préalable à l’installation des animaux. En île-de-France, les éleveurs d’ovins sont rares. J’ai cherché au plus près le berger dont les animaux semblaient les plus adaptés à l’environnement. Or, depuis le mois d’avril 2015, un berger soutenu par l’ONF (Office National des Forêts) s’est installé en forêt de Fontainebleau, avec un troupeau mélangé de brebis Suffolk et Solognote, des races rustiques qui auront moins de risques d’être dépaysées et se plairont sans doute bien chez moi. J’ai appelé au mois de janvier pour le printemps, et tous les agneaux étaient déjà réservés. Finalement, le berger me fit une proposition qui l’arrangeait lui, tout en me ravissant.
Une solution, des agneaux biberons
Sur les 90 brebis de son troupeau, l’éleveur sait qu’il aura peut-être une dizaine d’agneaux rejetés par leur mère, qu’il devra biberonner lui-même. Un travail supplémentaire dans une période où l’ensemble du troupeau réclame de l’attention. En vendant deux agnelles à biberonner, c’est autant de temps qu’il récupère. L’inconvénient pour nous, c’est que, de mai à juillet, nous allons jouer à maman et papa mouton, l’avantage c’est que nous les achetons nettement moins cher que des agnelles sevrées, et qu’elles vont affectivement se transformer en animaux domestiques. Puissent-elles se laisser plus facilement attraper pour les débutants en tonte que nous serons ! D’un point de vue législatif et vétérinaire, toutefois, il faut savoir que les ovins (chèvres et moutons) ne sont pas considérés comme des animaux domestiques, mais d’élevage, il est par conséquent obligatoire de les boucler et de les pucer. Au travail, car dans quelques mois, tout doit être prêt pour les accueillir !
Budget à l’installation
Les frais s’accumulent. En tout, le coût de l’installation s’élève pour nous à 800 euros, sans compter la tondeuse qui sera achetée plus tard, dans la mesure où les agneaux ne se tondent pas la première année. Pour les moutons eux-mêmes, compter entre 50 et 140 euros chaque agneau selon l’âge, le poids, le sexe, la race.
Le plus cher reste les clôtures : le grillage de l’enclos permanent et les piquets ont coûté dans les 350 euros, quand nous avons aussi acquis 100 mètres de filets électriques et la batterie de l’enclos amovible pour 300 euros. Les outils à « manucure » reviennent à 30 euros (cisaille à onglon, brosse, râpe, cure-pied). Nous construisons l’abri avec du bois de palette et de récupération. La paille, que l’on disposera à l’intérieur, revient à 10 euros les 5 ballots. Une pierre à lécher assure les apports en minéraux pour 10 euros. Quant à l’eau, il ne sert à rien de disposer d’un conteneur trop grand. Une brebis ne consomme pas 10 litres d’eau par jour, sauf les jours de grande canicule, en plein désert. Elle s’humidifie également par les végétaux qu’elle rumine. Mieux vaut rester raisonnable sur l’eau à renouveler régulièrement plutôt que de gaspiller de grosses quantités à cause de la prolifération des algues dans un abreuvoir trop profond.
De l’éleveur au particulier : rencontre avec Alexandre, le berger de la forêt
Dans la forêt de la Commanderie, au sud du massif forestier bellifontain, j’ai rencontré Alexandre, le berger soutenu par l’ONF pour transhumer en forêt de Fontainebleau, avec son troupeau. C’est lui qui me vendra mes brebis à la fin avril. Dans sa caravane, avec ses deux fidèles compagnons Lo’jo et Ickwee, le jeune homme de 24 ans a la tête bien sur les épaules et surveille son troupeau de 90 brebis et ses 3 béliers. À dix mille lieux du cliché du vieux berger de montagne, il sourit aux questions naïves que je m’empresse de lui poser sur la vie pastorale. « Tout le monde m’interroge sur le poids de la solitude, mais en Île-de-France, je ne vois pas où trouver un tel isolement. Je n’ai jamais passé plus de trois jours sans voir personne !« . Il faut de la patience pour être berger et Alexandre en a, avec les millions de promeneurs qui visitent la forêt chaque année.
Un berger moderne
Originaire de Melun, c’est au bord de la Loire qu’Alexandre a formé son troupeau par l’intermédiaire d’un projet développé par l’association Past’Horizon. Depuis août 2013, cette association vise à promouvoir le pastoralisme ambulant pour assurer l’entretien de l’herbe sur les rives du fleuve et restaurer une activité ancestrale, créatrice de lien social. L’association soutient également l’élevage de races rustiques qui ont failli disparaître. Bernard Girard, avec 30 ans de carrière, en s’inspirant du modèle du compagnonnage paysan, a ainsi permis à Alexandre de tester son projet pendant six mois, avant de s’installer à Fontainebleau.
Préserver la biodiversité
Le projet de réintroduire un troupeau, imaginé par l’ONF, est né presque en même temps qu’Alexandre, il y a 25 ans, lorsque les experts ont alerté sur la colonisation des espaces ouverts de landes et de prairies par des épineux, ainsi que sur la prolifération des pins au détriment des feuillus dans le massif forestier. Au XVIIIe siècle, 15 000 ovins traversaient la forêt, mais aujourd’hui, la réintroduction d’un troupeau n’est pas aussi évidente et l’ONF n’avait jusque-là trouvé personne pour s’en charger. Par l’intermédiaire de l’association Les champs des possibles, Alexandre est le premier à tenter l’expérience. « J’ai beaucoup de contraintes qui ne sont pas seulement d’ordre écologique. Toute la forêt est traversée par des axes routiers importants et chaque transhumance s’organise comme un événement. Je suis limité également au niveau des bêtes, et je n’ai pas un troupeau assez grand pour rentabiliser mon activité d’élevage. Je dépends ainsi des prestations de service que me verse le projet conduit par l’ONF. » Alexandre vend ses agneaux en circuit court, auprès des AMAP des environs. Il a choisi des animaux rustiques : des brebis Solognote au départ qu’il a accouplées avec des béliers Suffolk. En bonne santé, il les trouve encore trop petites à cause de l’alimentation insuffisante de son environnement. Un nouveau bélier Scottish Blackface vient d’arriver. Actuellement, Alexandre réfléchit toutefois à s’éloigner des races anglaises pour s’orienter vers la limousine ou la rava, des races rustiques de montagnes ou de hauts plateaux. Son troupeau est donc mélangé. Au fil du temps, il affine la race qui sera la plus adaptée. Malgré tout, rien ne garantit le résultat. « C’est très difficile, l’invasion de la forêt par les résineux est déjà importante, je reste au minimum trois ans ici, mais je ne peux certifier que je ne quitterai pas, à terme, l’Île-de-France. » Un projet à soutenir.