Nous pratiquons une drôle de médecine. À titre d’exemple, seuls les Occidentaux séparent encore le corps de l’esprit tandis que cette unification va de soi pour tous les autres peuples de la planète. Pourtant, il existe d’autres conceptions de la maladie et des soins. Les médecines traditionnelles en sont un exemple vivant.
Une série d’articles sur ces arts thérapeutiques débute dans ce numéro. Elle est envisagée sous l’angle culturel. Il ne s’agit pas de comparer ces médecines séculaires avec la nôtre, dite «classique» malgré son extrême jeunesse à l’aune de l’humanité, mais d’en définir les contours pour mieux appréhender l’intérêt vital de sauvegarder ce précieux patrimoine de l’humanité.

Les médecines traditionnelles sont tout sauf simplistes et inefficaces. Elles sont simplement différentes de la nôtre car adaptées à une autre culture. Aujourd’hui encore, elles restent extrêmement pratiquées, et pas uniquement par des peuples dits «primitifs». Ainsi, à Okinawa, île japonaise dont les habitants détiennent aujourd’hui la palme de la longévité et jouissent d’une santé véritablement insolente, on consulte le médecin à l’hôpital mais aussi le chamane, chacun ayant ses prérogatives et son utilité. Le premier fournit des médicaments et prodigue des soins physiques, le second s’occupe de l’âme et accompagne le malade dans sa guérison.
On ne pouvait démarrer ce tour du monde des médecines traditionnelles que par le chamanisme, à l’origine de toute forme thérapeutique où que ce soit sur la planète. C’est sans nul doute la plus ancienne médecine. Apparue dès que l’homme a compris qu’il ne faisait qu’un avec l’environnement, soit il y a environ 50 000 ans, c’est aussi la toute première des médecines qualifiées de «sacrées» puisqu’elle fait appel aux esprits. Le chamanisme n’a pas vraiment de patrie originelle: la terre entière a accueilli des chamanes. Aux USA, en Inde, en Iran, en Australie, en Afrique, en Chine… On en trouve même en France, il suffit de se balader sur des lieux considérés comme sacrés ou symboliques, comme la forêt de Brocéliande en Bretagne, ou… sur internet pour en croiser quelques-uns.

COMMUNIQUER AVEC LES ESPRITS
Sous l’emprise de substances hallucinogènes (généralement des champignons «magiques»), le chamane communique avec l’univers tout entier : les plantes, les animaux, mais aussi les esprits des eaux, du vent, etc. Pendant les transes chamaniques, il n’est plus tout à fait lui-même ni tout à fait un autre: il navigue entre le monde des esprits et celui des hommes, ce qui l’autorise à soulager les souffrances de ces derniers.
Contrairement à ce que certains esprits étroits et peu instruits peuvent laisser imaginer, le chamane n’est ni fou ni drogué. C’est même tout l’ inverse, puisqu’en dehors de ses «voyages», il redevient un être humain parfaitement «normal», sage, équilibré. De plus, il maîtrise totalement ses «voyages», est extrêmement lucide par rapport aux substances qu’il utilise dans un but thérapeutique et pas du tout pour son confort personnel. D’autant que les transes ne sont pas vraiment une partie de plaisir… Par ailleurs, il n’est pas «possédé» puisque c’est lui qui va au-devant des esprits et non l’inverse.

LES 3 MONDES
Le chamanisme est une conscience élargie de la réalité. Le chamane voyage, en esprit, dans 3 différents mondes:
1. Le monde supérieur, celui du ciel
2. Le monde humain
3. Le monde inférieur, celui des esprits pervers qui sèment troubles et maladies dans le monde humain, mais aussi des forces de la nature avec lesquelles il peut s’entretenir.
Ces trois univers sont reliés par «l’axe du monde» qui permet à l’âme du chamane de passer de l’un à l’autre dans deux buts majeurs: l’exorcisme (extraire un «mauvais» esprit qui a pris possession d’un humain) ou l’adorcisme (aller récupérer l’âme d’un humain dérobée par un esprit du monde inférieur). On qualifie cet art thérapeutique d’archaïque, parce qu’il est apparu avant toute philosophie et en marge de tout dogme. De fait, le chamanisme est né bien avant l’apparition des villages, donc des religions. On peut le comparer à un pacte entre l’homme et l’univers, proche de l’animisme.

LE GUIDE ET L’HOMME-MÉDECINE
Traditionnellement, le chamane est «l’homme-médecine» du groupe, le guérisseur mais aussi le devin et le guide (au sens spirituel et intellectuel du terme, pas au sens politique): il sait où il faut se rendre pour chasser ou cueillir à manger, connaît les rites pour appeler la pluie. Quelque peu en marge puisqu’il communique avec «les esprits», c’est un personnage à part, craint, respecté, supérieur. Aujourd’hui, il existe encore de très nombreux chamanes, la plupart sont des hommes, mais les femmes sont autant respectées. Le chamane est autant poète, voyant et guérisseur qu’acteur — il doit danser, faire du bruit, jouer divers rôles pour atteindre son but, c’est-à-dire soigner…
Il possède une grande connaissance des plantes (celles qui sont hallucinogènes mais aussi celles qui soignent), des capacités intellectuelles largement supérieures à celles du groupe, un vocabulaire étendu lui permettant de conceptualiser ce qu’il «voit» pendant ses transes et de l’expliquer simplement. C’est en même temps une personne tout à fait ordinaire qui peut très bien être mariée (son conjoint est alors son assistant) et avoir des enfants, appelés à prendre la relève une fois grands…
Le chamanisme est aujourd’hui étudié à la loupe par les chercheurs car il déclenche des phénomènes neurophysiologiques et biologiques étonnants et objectivables. Par exemple, sous l’impulsion d’un soin chamanique, le taux de sérotonine (hormone du bien-être) s’élève très fortement dans le cerveau. Cet art thérapeutique donne du sens à la maladie, déculpabilise le malade et permet au groupe de faire face «ensemble» au problème, ce qui renforce ses liens. Le village s’implique pour guérir un des siens. Exactement l’inverse de notre société, furieusement individualiste, où l’ on quitte la consultation pour repartir chez soi avec ses petites pilules. On se soignera tout seul dans son coin et on reviendra dans le groupe lorsque «ça ira mieux»…

POUR EN SAVOIR PLUS
=> www.oniros.fr (pour se plonger dans le bain)
=> terresacree.org (super voyage vers le chamanisme aujourd’hui)
=> Les portes de l’Inconnu (une expérience contemporaine intéressante à lire).
À LIRE
=> Médecines du Monde, histoire et pratique des médecines traditionnelles, Claudine Brelet, Robert Laffont, 29€
=> Être et renaître inuit, homme, femme ou chamane, Bernard Saladin d’Anglure, Gallimard, 28€
=> Journal d’une apprentie chamane, Corine Sombrun, Pocket, 5,20€
=> Murmures de l’âme : récit d’une chamane corse, Josiane Antonetti, 3 monts (indisponible sauf d’occasion).

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• Belle-Santé n° 89