Les sympathisants

Épisodes 11

Résumé : Montluc-sur-Breuse est, paraît-il, le berceau de la Sympathie. Marie, Denise, Alain et Manu tentent de percer son mystère.
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Denise et Roland face à leur nouvelle réalité

Cinq minutes plus tard, la petite équipe constitue la curiosité du jour pour les habitués attablés dans la petite salle ou accoudés au bar. Un écran de télévision transmet sans arrêt les résultats d’un jeu de hasard dont on peut acheter les tickets ici. Le café est bon mais fort. 

L’attention des quatre amis se porte sur une grande photo jaunie dans un cadre, trônant sur le mur, et portant la légende « Montluc-sur-Breuse, le domaine de Sainte-Victoire ». C’est vraiment un très joli manoir. Quelle merveille, dit Denise qui a hâte de le voir. Sainte-Victoire accueillait les gens démunis dans un véritable palais. 

Avant de quitter le bar-tabac, Alain se renseigne auprès du patron au sujet du domaine de Sainte- Victoire. Le patron leur indique qu’il se trouve à un kilomètre d’ici, au milieu d’un grand parc, et qu’il accueille encore aujourd’hui des personnes en difficulté. Cependant, on ne l’appelle plus « Domaine de Sainte-Victoire » mais CHRS, ce qui veut dire Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale.

La patronne leur explique alors que les gens restent dans le domaine pour une période courte, six mois maximum, le temps de retrouver, avec l’aide de travailleurs sociaux, un travail, un logement, etc.

La journée, ils sont rarement là, en général, ils sont en ville pour faire leurs démarches, ils prennent le train à Savigneaux-le-Rocher, c’est à quinze minutes à pied.

On les voit souvent, ces gens, ajoute-t-elle. Ils viennent ici le soir pour acheter leurs cigarettes.

Remettant à demain la visite du château de Sainte-Victoire, les amis décident de commencer par aller voir le manoir de Montgéry qui n’est pas loin.

Perchée sur une petite colline, encore plus charmante que le château de Sainte-Victoire, l’ancienne résidence de la famille d’André de Sainte-Victoire est mal cachée derrière un muret de vieilles pierres moins haut qu’un homme.

Dans un parc où la nature semble reprendre ses droits, un grand kiosque, des pins, des cèdres, un sapin et un arbre très joli recouvert de fleurs jaunes. Au fond, on entend un ruisseau couler, que l’on devine sous les saules pleureurs.

Et au milieu de ce parc, on peut voir le ravissant petit château de Montgéry : une bâtisse centrale blanche au toit pointu, dont l’étage est entouré d’un balcon soutenu par plusieurs poutrelles qui forment des colombages. À cet édifice est accolée une tour ronde surmontée d’un cône recouvert d’ardoises.

Derrière, plusieurs ailes ont été rajoutées, visiblement à des époques différentes, ce qui donne à l’ensemble cet aspect biscornu et terriblement attachant.

D’après les recherches de Manu sur le web, ce petit château est toujours la résidence d’Olivia de Sainte- Victoire, la dernière descendante du philanthrope, sa petite-fille. Mais les volets clos témoignent de l’absence de cette dernière.

Denise vient d’aller interroger une dame qui passait :

– Olivia n’habite plus là, dit-elle. Elle est dans une maison de retraite à Savigneaux-le-Rocher.

C’est à ce moment que la pluie s’abat sur les quatre compagnons.

Quelques minutes plus tard, les voilà de retour dans le bar-tabac où à présent on les connaît. Un café et trois chocolats chauds.

Avant de venir, Manu avait imaginé le déroulé de ces deux jours.

Dans son film, Olivia de Sainte-Victoire les recevait au domaine de Montgéry, au milieu des tableaux anciens et de l’argenterie, avec du thé servi par une vieille gouvernante dans une théière anglaise très ancienne. Le film de Manu ne disait pas le contenu de la conversation, car il est bien incapable d’imaginer ce que pourrait leur dire Olivia s’ils avaient la chance de la rencontrer. Mais Olivia n’est pas à Montgéry.

Demain est prévue la visite du fameux domaine de Sainte-Victoire, mais que va leur révéler un foyer pour sans-abris ? Est-ce que cela vaut vraiment la peine d’y aller ? Alors qu’ils pensaient s’approcher de la vérité, les voilà avec plus de doutes encore.

Sommes-nous réellement dans le berceau de la Sympathie ?

Très vite, quand cette faculté a commencé à se répandre, on a parlé d’un laboratoire et d’une histoire ancienne. Alain a même trouvé un article intitulé « le Virus de Montluc-sur-Breuse ». Mais comment imaginer qu’un scientifique ait pu fabriquer cette faculté comme cela, tout seul, dans le secret de son laboratoire ?

Sur les réseaux sociaux, Marie fait partie d’un groupe intitulé « J’ai des doutes sur l’origine de la Sympathie », mais elle n’y a rien appris.

L’article de la revue d’histoire indique que le scientifique Gordon Kind a collaboré avec le neurologue Henri Head. Cependant, sur la toile, on retrouve son nom uniquement associé à la découverte de la Sympathie. Pas d’autres travaux ni d’autre collaboration.

Alain, à la lecture de l’article, commence à penser que toute cette histoire a été inventée pour attirer l’attention sur le village de Montluc-sur-Breuse. D’ailleurs, le gîte qu’ils ont réservé s’appelle « La Grande découverte ».

Manu sort de sa sacoche la revue d’histoire de Denise et la pose sur la table. Il a, bien sûr, fait une recherche sur ce Jean Hector d’Armilly qui, d’ordinaire, écrit sur des sujets historiques mystérieux connus, comme Louis XVII, ou bien la disparition de la Mary Celeste. Dans les récits que Manu a pu lire, tout mystère est dissipé, et la logique de l’histoire, appuyée sur une documentation solide, donne une impression de révélation. Mais là, dans ce long récit romancé, il y a tout de même quelque chose de bizarre.

Chapitre 17

Cela fait maintenant une semaine que Denise a annoncé à Roland qu’elle souhaitait divorcer.

Aujourd’hui, Roland n’a pas allumé le téléviseur. Il est assis dans son fauteuil, avec son journal, mais il ne lit pas.

Il était un bon mari, un bon père pour Sébastien. Il surveillait son travail scolaire et souhaitait qu’il fasse de longues études. Sébastien a fait bac plus quatre en commerce agroalimentaire, puis a trouvé une place importante à Paris, et il s’est marié. Il a eu deux enfants, puis a trouvé une place encore plus importante à Marseille. Denise et Roland étaient fiers de lui.

Roland a toujours aimé faire des blagues, et Denise aimait beaucoup cela quand elle l’a épousé. Même à leur mariage, Roland faisait rire tout le monde. En sortant de l’église, il s’est tout à coup mis à quatre pattes en imitant le chien à la perfection. Il aboyait férocement sur les invités, et il a même levé la patte
sur la voiture qui devait les emmener au vin d’honneur ! Denise, entre deux éclats de rire, lui disait « Arrête, tu vas salir ton costume ! » Elle était si belle…

Et elle dansait si bien ce soir-là, sur des chansons des Beatles qu’elle aimait tant. Lui chantait en changeant les paroles. Roland pense à cela avec nostalgie. Quel boute-en-train il était !

Mais cela, Denise ne s’en souvient plus à présent. Il est vrai que Roland aime la télévision, qu’il ne bouge plus beaucoup depuis qu’il est à la retraite, et que sa femme a pris l’habitude de sortir sans lui. Avant, il aimait les restaurants, par exemple, mais avec le temps les habitudes s’installent, et on est bien à la maison.

C’est la première fois que Denise part tout un week-end avec ses amis. Depuis quelque temps, elle sort presque tous les soirs, elle reçoit des gens à la maison, souvent des jeunes, d’ailleurs. Et maintenant, elle part en week-end avec eux.

Comme Roland et Denise se sont mariés sous le régime de la communauté de biens, ils ont commencé hier à faire la liste de leurs possessions. Cela se fait de façon sereine. La plupart du temps, ils sont d’accord sur les choses que chacun veut garder ou laisser. Roland n’a pas besoin de la machine à coudre, Denise n’a pas besoin du téléviseur. Mais Roland souhaite garder sa collection de cinq cent quarante cassettes vidéo et DVD (cela aura beaucoup de valeur un jour), ainsi que la table basse avec plateau en verre qui est dans le salon, et le canapé. Denise, elle, n’a cure de ce matériel. Elle, souhaiterait récupérer les orangers et les citronniers qui sont dans la véranda ainsi que le guéridon qu’elle a repeint elle-même. Objets auxquels Roland n’a jamais prêté attention. Comme si, depuis de longues années, chacun vivait déjà sa vie de son côté. Comme si, déjà, ils étaient séparés.

Tout est simple, sauf pour la maison. Tous deux souhaitent y rester.

Denise a déjà entendu parler de couples divorcés qui ont coupé leur maison en deux et qui vivent, l’un à l’étage, l’autre au rez-de-chaussée. Ce n’est pas si farfelu.

La salle de bains est en haut, les toilettes et la cuisine au rez-de-chaussée. Roland, parfois pragmatique, pense qu’il faudra faire une deuxième salle de bains, et que, même s’il y a une prise de télévision à l’étage, lui choisirait plutôt le rez-de-chaussée si cela convenait à Denise.

Il faudra aussi penser au jardin. Une clôture au milieu ?

Chapitre 18

L’homme en blanc appuie sur un bouton et la banquette en Skaï noir se renverse en arrière. Son passager, maintenant allongé, cligne des yeux sous la lumière vive.

– Ouvrez la bouche, dit l’homme.

Pris de panique, Fabrice Legrand s’exécute.

Sa peur est exagérée car l’homme ne lui veut aucun mal : il lui masse la gencive avec un produit qui picote quand la langue s’enhardit à le toucher.

Lorsque, enfin, l’homme en blanc pique avec sa seringue, Fabrice Legrand ne sent rien ; sa gencive est insensible. « Anesthésier pour qu’on ne sente pas la piqûre de l’anesthésie. Il n’y a que les dentistes pour aller aussi loin », se dit-il.

Si lui-même était dentiste, il en ferait certainement autant. C’est tellement important de ne pas avoir mal. Peut-être même sympathiserait-il afin de fidéliser sa clientèle. Mais c’est vrai, ça, il y aurait eu quelque chose à exploiter si on n’avait pas fait tout de suite des réglementations sur la Sympathie, si le gouvernement n’avait pas interdit la Sympathie payante… D’ailleurs, le type qui a découvert la Sympathie aurait dû faire plus attention, ne pas la céder gratuitement comme il l’a fait, car il y avait un sacré brevet à déposer… Une fortune. Celui qui a découvert la Sympathie…

Hier soir, Fabrice Legrand a rencontré à une terrasse les quatre qui revenaient de Montluc-sur-Breuse, ceux qui se prennent pour le Club des Cinq. Il y avait son ex-petite amie Marie avec son nouveau copain, qui racontaient leur équipée à d’autres militants d’associations sympathisantes quelconques. La semaine dernière encore, ils croyaient que leur expédition allait leur révéler toute la vérité sur l’origine de la Sympathie. Ils sont rentrés tout penauds !

Fabrice Legrand s’est installé à leur table pour écouter : ils ont visité le village de Montluc-sur-Breuse. Ils ont passé deux jours à la campagne et n’ont rien appris de plus que ce qu’on savait déjà.

Denise Legendre était tout de même ravie du gîte très confortable et du calme environnant.

Fabrice Legrand en rit encore. Il savait bien, lui, qu’ils faisaient fausse route : le savant est mort depuis longtemps.

– Sans me vanter, leur a-t-il dit… Puis il a regardé un instant autour de lui avant de se rapprocher d’eux en parlant plus bas. Dès que j’aurai le poste à Paris, j’aurai accès à toutes les informations sur le sujet. Et je connaîtrai des gens bien placés au Ministère de la Santé, a-t-il extrapolé. Amitié Moindre Mal est tout de même l’association la plus proche du gouvernement.

Ces affirmations ont laissé un instant son auditoire songeur. Le nouveau copain de Marie l’a regardé avec un demi-sourire qu’il n’a pas beaucoup aimé. « Justement. », a-t-il simplement dit.

Mais afin de montrer son indifférence, Fabrice Legrand avait fini son café au lait d’un trait, puis s’était levé en posant sur la table l’argent de sa consommation, avant de s’éloigner avec une nonchalance calculée.

À présent, nous sommes lundi, son portable allumé en permanence dans sa sacoche, il attend d’un instant à l’autre un coup de fil d’Évelyne Defort, la présidente d’AMM, qui doit lui dire quand elle peut le rencontrer. En effet, en raison des événements, son entretien d’embauche a tourné court l’autre jour.

– Rincez, dit gravement le dentiste.

Le fauteuil en simili cuir se redresse, tandis qu’un robinet se met à couler juste à la gauche de Fabrice Legrand. Le dentiste lui tend un gobelet. C’est déjà fini.

Fin de la première partie

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