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La santé naturelle avec Sophie Lacoste

Les Sympathisants

Épisode 14

Résumé : Deux ans avant que la Sympathie envahisse le monde entier, le scientifique Pierre Gassendi avait tenté de l’empêcher de se diffuser. Parfois, il faudrait qu’un secret reste un secret…
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Les carnets de voyage du professeur Gordon Kind

Chapitre 4

Tout avait commencé au cœur d’une forêt, la plus grande du monde, traversée par un long fleuve.

Les membres d’une famille métissée vivant sur le bord du fleuve disposaient d’un pouvoir pour le moins étrange, mais ils étaient bien seuls. Leur regretté grand-père, un Français nommé Édouard de Sainte-Victoire, avait rapporté ce mystérieux pouvoir de la grande forêt.

C’est aussi dans cette forêt que son frère, qui s’appelait Alfred, avait été tué par des Indiens excédés par les agissements des explorateurs, c’était en 1954. Par la suite, Édouard aima une Indienne et il décida de rester au bord du fleuve. Ils construisirent une maison sur pilotis. Ils eurent six enfants. Les enfants grandirent et eurent d’autres enfants.

Puis, un jour, un explorateur qui préparait une expédition dans la grande forêt apprit leur existence.

C’est ainsi que, à Rio de Janeiro, l’explorateur Dos Santos fit lire à Pierre Gassendi, un mois après leur rencontre, un long article, déjà en cours de publication, qui révélait l’existence d’un étrange pouvoir chez certaines communautés vivant dans la forêt amazonienne. “Cette faculté a été transmise à une famille de caboclos que j’ai rencontrée près de Manaus, ayant été en contact avec une tribu isolée, les Kuryanahuas…”

C’est ainsi que, rentré à Saint-François en Guadeloupe, pris de panique à l’idée que tout allait être révélé, le professeur Gassendi réunit ses deux fils et sa fille, et leur expliqua que le pouvoir de soulager les maux de leurs enfants n’était pas héréditaire, mais qu’ils pouvaient le transmettre à qui ils voulaient. “Vous ne me croyez pas ? Essayez. Mais essayez, bon sang !”

C’est ainsi que, averti par son ami Gassendi du danger que couraient les Kuryanahuas, le poète Ricardo Reis se mit à rendre visite aux enfants malades dans les hôpitaux cariocas et à leur raconter des histoires tout en soulageant leurs petits maux. “Et Karou prit la main de son enfant. Comme ça.”

C’est ainsi qu’à Montluc-sur-Breuse, afin que le monde entier sache qu’elle sympathisait depuis bien plus longtemps que les autres, Olivia de Sainte-Victoire prit son vieux téléphone noir à cadran et invita chez elle des dizaines de journalistes, malgré les recommandations que lui avait faites le docteur Rousselle de ne pas se fatiguer. “Montluc-sur-Breuse est le véritable berceau de la Sympathie. Je vais vous raconter l’histoire de mon grand-père, le philanthrope André de Sainte-Victoire, ainsi que celle d’un formidable scientifique de ses amis.”

Et c’est ainsi qu’en six mois, la Sympathie commença à se répandre à travers la planète entière.

Chapitre 5

Pierre Gassendi venait de rentrer de son court séjour à Rio de Janeiro.

Au cours de ses discussions avec Ricardo Reis, puis avec Dos Santos, il avait bien vite appris que ni l’un ni l’autre n’avaient jamais réellement rencontré les Kuryanahuas. Ricardo Reis, très aimable poète, avait une relation un peu floue avec la vérité. Les événements qu’il vivait et ceux qu’il imaginait se confondaient parfois sans qu’il en fût conscient. Dans les faits, tout ce que le poète et l’explorateur savaient sur ce peuple particulièrement discret, ils le tenaient de cette même famille de caboclos vivant sur les bords du Rio Negro, auprès de laquelle ils étaient restés durant plusieurs semaines. Ces caboclos n’étaient autres que les descendants d’Édouard de Sainte-Victoire, l’oncle d’Olivia. L’explorateur Dos Santos avait d’ailleurs publié plusieurs reportages sur cette famille d’une vingtaine de membres.

Dans son hamac, Pierre Gassendi consultait, ressortis d’un carton du grenier, les carnets de son cher maître le professeur Gordon Kind, rédigés lors de son voyage en Amazonie alors qu’il était âgé de vingt-et-un ans seulement. Ces mêmes carnets qui avaient fasciné Alfred de Sainte-Victoire, le père d’Olivia, étaient restés depuis lors en possession de cette dernière, qui les avait confiés à Gassendi peu avant son départ de métropole. Rentré en Guadeloupe, il les avait soigneusement conservés pendant toutes ces années, se promettant de les étudier un jour. C’était une veine de les avoir encore, car Gordon avait fait disparaître toutes les traces de ses écrits touchant au phénomène sympathique.

Les carnets de voyage du professeur étaient en fait six cahiers assez fins, passablement jaunis, et dont les couvertures étaient protégées par une sorte de papier buvard gris-bleu.

L’écriture du professeur était fine et très penchée. Les pages étaient de temps en temps agrémentées de croquis de végétaux, d’oiseaux ou d’insectes. On découvrait parfois même un végétal qui séchait entre les pages depuis près d’un siècle. Pierre Gassendi parcourut les trois premiers cahiers sans trouver aucune trace de la rencontre entre le professeur Kind et les Kuryanahuas. N’étaient évoquées dans cette prose que plantes rares, difficultés du voyage, piqûres d’insectes et rencontres avec des oiseaux aux plumes multicolores.

Vers la fin du quatrième cahier, Gassendi trouva enfin ce qu’il cherchait :

14 janvier 1925

En pagayant contre le courant, nous nous enfonçons toujours plus loin dans l’enfer vert où chaque jour me réserve son lot de nouvelles découvertes. Au milieu de l’après-midi, tandis que la pluie a repris de plus belle, et que le courant se fait plus fort, Elko affirme que nous ne pourrons pas aller plus loin car il nous sera impossible de remonter ces rapides. Nous n’avons plus qu’à redescendre la rivière d’où nous venons et suivre à nouveau le Rio Negro. Nous décidons d’attendre demain.

En attendant, nous avons eu beaucoup de mal à trouver un endroit pour passer la nuit. Les pluies qui s’abattent presque sans arrêt nous font redouter une crue qui pourrait tout emporter.

Enfin, nous trouvons un endroit suffisamment surélevé où nous pouvons installer notre toile et nos hamacs.

Tandis que j’installe le campement avec Elko, Ouakouré part chasser.

Il revient bientôt, très nerveux : non loin de l’endroit où nous nous sommes installés, la forêt semble avoir été éclaircie par l’action de l’homme. Ni lui ni Elko n’imaginaient que des Indiens puissent vivre ici. Les communautés Yanomamis sont bien plus au nord, au-delà de la Neblina et de la frontière vénézuélienne. Tous deux semblent inquiets.

Nous discutons une bonne partie de la soirée, et je parviens à les convaincre de m’accompagner demain pour aller rencontrer cette tribu.

15 janvier 1925

Ouakouré, Elko et moi progressons avec prudence dans la forêt, armés de nos machettes et de nos fusils. Ouakouré nous emmène bientôt à l’endroit qu’il avait repéré, où de nombreux arbres ont été coupés.

Je suis excité à l’idée de rencontrer les Indiens, mais je ne sais pas s’ils partageront ma joie.

C’est alors que nous apercevons une grande maloca comme celles que construisent de nombreuses communautés indiennes. Vu le lieu et la forme de la hutte, nous sommes persuadés d’avoir affaire à des Yanomamis. Nous restons très prudents car ce peuple a la réputation d’être violent.

Tapis dans la brousse, nous attendons.

Un étrange chant monosyllabique parvient jusqu’à nos oreilles. Une jeune fille, portant une baguette de bois en travers du nez et vêtue uniquement de bijoux faits de perles de bois et de plumes, marche dans notre direction, un récipient à la main. Tout à coup, nous apercevant à quelques mètres d’elle, elle s’arrête et semble prise de peur. Ouakouré se lève et se dirige vers elle, tout en faisant un geste apaisant.

Elle va appeler à l’aide, on va tous nous tuer. Je pense à cet instant que si je meurs, je veux rencontrer les Indiens avant, et communiquer avec eux.

Ouakouré lui parle en yanomamö, mais la jeune fille ne le comprend pas. Il tente quelques mots dans une autre langue, le jawari je pense, mais sans plus de succès. Il nous désigne d’un geste. Je me lève alors et tire de mon sac les bijoux que j’ai apportés en cas de rencontre avec les Indiens.

La jeune fille effleure les bijoux du bout des doigts mais semble toujours méfiante. Elle nous dévisage l’un après l’autre, puis nous fait signe de la suivre.

Nous allons vers la maloca où elle parle à un homme, certainement son père. Tout en parlant, elle ne me quitte presque pas des yeux.

Ouakouré me dit que cet homme est le cacique du village.

On nous invite à nous asseoir et nous sortons de notre sac les autres présents que nous avions apportés.

Les Indiens nous entourent, certains désignent les cadeaux en les nommant dans leur langue. Une langue que ni Ouakouré ni Elko ne connaissent. Les enfants nous touchent avec leurs petites mains.

Sur l’ordre du cacique, les hommes s’assoient par petits groupes tandis que des femmes achèvent de faire rôtir des morceaux de viande de tatou.

Ce premier contact nous semble pacifique et même amical, ce qui nous rassure, mes compagnons et moi. Nous apprenons que ces Indiens se nomment les Kuryanahuas.

16 janvier 1925

(…) La jolie fille avec la baguette de bois dans le nez est la fille du cacique et s’appelle Moïa. Depuis notre arrivée, elle m’observe à la dérobée. Je l’observe également. Elle est très jolie et je ne pense pas qu’elle ait plus de seize ans.

Après une nuit passée dans la forêt non loin du village, Elko et Ouakouré ont abandonné leur méfiance et accepté l’invitation du cacique. Ils ont installé leur hamac près du mien, dans la maloca.

Le quatrième cahier du professeur Gordon Kind s’achevait ici. Gassendi soupira de bonheur. Ces récits étaient vraiment passionnants. Le vieux Gordon ne lui avait presque jamais parlé de son expédition. Pourtant, peu de gens avaient eu la chance de vivre de telles aventures, surtout à cette époque.

Gassendi ouvrit le cinquième cahier, celui qui comportait, sans aucun doute, le témoignage qu’il attendait, celui du premier homme étranger à la communauté Kuryanahua à être témoin de l’action de Sympathie.

24 janvier 1925

Nous commençons à nous comprendre et à échanger plus facilement. Je passe beaucoup de temps avec le cacique et Moïa. Ils m’apprennent la langue des Kuryanahuas et c’est plutôt facile : c’est une langue très imagée, accompagnée par de nombreux gestes. Neuf jours se sont écoulés depuis notre arrivée et je parviens à comprendre un certain nombre de choses, et surtout à me faire comprendre.

Au début, les Kuryanahuas étaient intrigués de me voir écrire dans un cahier plusieurs fois par jour. Ici, l’écriture est inconnue. J’ai beaucoup ri en voyant un jeune chasseur tenter de reproduire des lettres sur son corps à l’aide de teinture de rocou. Quel pouvoir peut-il prêter à ces signes ? Mais peut-être les trouvait-il simplement décoratifs. Cependant, à présent, quand je découvre un insecte nouveau, par exemple, Moïa et son père me font parfois signe de l’écrire ou de le dessiner dans mon cahier.

(…) J’avais déjà constaté que, chez les Kuryanahuas, les enfants, choyés par leurs parents, ne connaissaient ni les coups ni l’autorité et vivaient comme de petits rois. Quand ils pleurent, leurs mères les prennent toujours dans leurs bras pour les bercer, même quand ce sont des enfants déjà grands. Dans les premiers jours, je croyais qu’il s’agissait là d’une attitude surprotectrice de la part des mères. J’ai alors demandé à Moïa pourquoi les parents prenaient si souvent leurs enfants de cette façon, elle m’a simplement répondu par un sourire plein de mystère.

Mais aujourd’hui, j’ai fait une découverte que j’ai encore bien du mal à comprendre : ce geste apaiserait la douleur des enfants.

Ce matin, alors que je pêchais avec Moïa, ma main se posa au bord de l’eau sur un insecte. Une douleur cuisante me fit crier et retirer brusquement ma main. Moïa chassa l’insecte : il était très étrange et comme hérissé de pics. La piqûre était vraiment très douloureuse. Je hurlai une suite de jurons dans plusieurs langues… Moïa saisit alors ma main en me regardant. Je me tus car la douleur s’estompa aussitôt ; même si elle persistait encore, elle était devenue très supportable. Moïa me fit comprendre qu’elle ressentait ma douleur dans sa propre main. C’était extraordinaire. Jamais je n’aurais cru que cela fût possible. Moïa me massa alors la main autour de la morsure afin d’en extirper une partie du venin.

Quand la douleur fut pratiquement calmée, Moïa retira doucement sa main et m’expliqua que désormais je pourrais moi aussi, si quelqu’un souffrait, le soulager en ressentant à sa place une partie de sa douleur.

25 janvier 1925

Moïa m’a dit ce matin qu’elle regrettait de m’avoir révélé le secret du partage de la douleur, et m’a demandé de ne pas dire aux autres, et surtout au cacique, que je savais et que je détenais moi aussi leur pouvoir.

Les Kuryanahuas sont les seuls à détenir cette faculté et cela leur donne un avantage sur leurs ennemis. Les étrangers ignorent ce pouvoir.

Puisse chaque individu bénéficier de cette magie. J’essaie d’imaginer l’effet qu’aurait la propagation de cette extraordinaire faculté dans notre société ; si les mères pouvaient soulager, comme les femmes Kuryanahuas, les maux de leurs enfants.

Puisque ce pouvoir est si facile à partager avec les autres, je suis pris d’une sorte de vertige en me disant que je le possède à présent et que, si je le voulais, je le ferais partager au reste du monde. Mais il est de mon devoir de me conformer à la volonté des Kuryanahuas et de les laisser seuls détenteurs de cette magie.

Moïa m’observe avec inquiétude tandis que j’écris. Alors que je la regarde, elle me dit qu’il ne faut pas écrire ce que je sais, que personne ne doit savoir. Je lui dis de ne pas s’inquiéter, j’écris pour moi et personne ne lira mes carnets de voyages.

Mais Moïa n’est pas satisfaite par mes paroles. Elle vient s’accroupir devant moi, et, me regardant dans les yeux et mettant les deux mains sur mon cahier, dit : “Woca… Woca…” Ce qui veut dire qu’il y a un grand danger.

Gassendi referma le cinquième cahier. Comment a-t- il pu ne pas s’intéresser plus tôt à ces précieux écrits ? Et comment, malgré les longues heures qu’il a passées, alors étudiant, avec le professeur Gordon King, ce dernier ne lui a-t-il jamais parlé de cet épisode de sa vie ? Alors que jadis, durant leurs nombreux trajets de l’université d’Orléans jusqu’à Montluc-sur-Breuse, tous deux s’ouvraient parfois aux confidences, comment se fait-il qu’il n’ait jamais entendu son maître lui parler de Moïa ? Il semble avoir vécu des jours heureux avec elle. C’est sans doute à cause d’elle s’il a séjourné si longtemps chez les Indiens. L’amour, toujours l’amour…

À suivre…

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