Les sympathisants
Épisode 7

Résumé : Le débat a commencé avec plusieurs témoignages de Sympathisants.
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De l’utilité de la douleur
Tout le monde a écouté attentivement le témoignage d’Édith. Les yeux de Marie ont rougi malgré ses efforts pour ne pas se laisser submerger par les émotions.
– Nico, ou Guy, dit Alain, ou vous deux, puisque vous êtes arrivés tous les deux il n’y a pas très longtemps, vous voulez bien présenter votre expérience au niveau du GESA, comment vous voyez les choses ?
– Bon, que dire, commence Guy, moi, ça ne fait pas longtemps que je suis là. Ça fait un mois. Avant, j’ai fait un petit tour chez AMM. C’était bien aussi, je ne dis pas ça. Mais c’est vrai qu’au GESA l’ambiance est vraiment bonne. Le fait de sympathiser toujours en groupe avec les mêmes personnes, c’est plus motivant. Je pense que l’engagement dans cette association est aussi différent dans la mesure où c’est difficile d’abandonner quelqu’un que tu connais bien et qui compte sur toi.
Nicolas enchaîne :
– Moi, je trouve ça intéressant, on est tous très impliqués dans ce qu’on fait.
Denise prend alors la parole.
– Moi, c’est comme vous messieurs, dit-elle. Je viens juste de commencer chez Solidarité et Bien-être. Ce que j’aime beaucoup dans cette association, c’est qu’on montre aussi aux gens comment ils peuvent soulager leur douleur sans nous. Ça me fait toujours quelque chose de sympathiser avec quelqu’un et de le laisser là après. Et s’il a une nouvelle crise ? Moi, pendant ce temps-là, je serai retournée à mon petit train-train, et il continuera à souffrir en silence.
– Oui, ajoute Marie, mais il faut reconnaître que les gestes qui soulagent ne sont pas vraiment une alternative idéale à la Sympathie. On aimerait que ce soit plus efficace mais… disons que c’est une façon de ne pas trop abandonner les gens. On voudrait toujours faire plus.
Un brouhaha d’acquiescement lui répond.
– Pour autant que je me souvienne, reprend Kenza, ce qui a changé depuis que nous avons la possibilité de sympathiser, ce n’est pas le fait de pouvoir soulager les gens, c’est le fait de savoir leur souffrance. Nous n’avons pas tous la même façon d’exprimer notre mal, il y a des gens qui vont rester prostrés et ne rien dire, d’autres qui vont crier… C’est encore plus difficile quand il s’agit d’un bébé qui ne peut pas dire qu’il a mal. À l’hôpital, par exemple, un pédiatre me disait qu’il suffit de prendre un bébé dans ses bras pour mesurer sa souffrance et choisir un traitement adapté. Avant la Sympathie, c’était impossible, il fallait interpréter les pleurs, les cris et les grimaces de l’enfant.
– C’est vrai que la Sympathie a transformé la qualité des soins au nouveau-né, dit Marie. Et c’est dommage qu’elle ne soit pas apparue plus tôt… Il n’y a pas si longtemps, jusque dans les années soixante-dix, des scientifiques avaient décrété que les nouveau-nés ne souffraient pas, puisque leur système nerveux n’était pas complètement formé. Alors on les opérait souvent sans anesthésie.
– Quelle horreur, s’écrient à l’unisson Édith et Denise.
– À cette époque, poursuit Marie, l’anesthésie était encore très risquée surtout chez les jeunes enfants. C’est pour ça que les chirurgiens préféraient l’éviter. Il y avait encore beaucoup d’accidents. Ils pensaient que, de toute façon, cela n’avait pas d’importance les souffrances de l’enfant, puisqu’il ne s’en souviendrait pas…
– Quel dommage que la Sympathie n’ait pas existé avant, soupire Denise, quand les gens n’avaient pas tous les moyens qu’on a aujourd’hui.
Véronique approuve vigoureusement son amie.
– En tout cas, moi, ce que je trouve beau, dit Kenza, c’est qu’aujourd’hui une mère et un père peuvent partager ensemble les douleurs de l’enfantement.
Édith approuve :
– Tout à fait d’accord. Personnellement, et en tant que chrétienne, j’estime qu’il faut éviter les moyens radicaux comme l’anesthésie péridurale, par exemple. Aujourd’hui, le ciel nous permet de partager la douleur d’autrui. C’est un merveilleux cadeau pour les chrétiennes qui n’acceptent plus d’enfanter dans la douleur. Si une douleur est partagée, elle existe toujours, n’est-ce pas ? C’est pourquoi, au lieu de la faire disparaître à l’aide de moyens artificiels, il est préférable pour une femme de la partager avec d’autres femmes. Celle qui a été aidée en aidera d’autres à son tour. Toute anesthésie est donc inutile, et je dirai même sacrilège, affirme-t-elle, catégorique.
De façon inattendue, l’abbé se met à rire de cette démonstration :
– Savez-vous qui fut le premier anesthésiste ? Dieu lui-même ! Relisez donc la Genèse, Édith : quand Dieu a voulu fabriquer une femme à Adam, il l’a d’abord endormi, ensuite il lui a prélevé une côte, avant de refermer les chairs. Eh oui, Dieu a anesthésié Adam pour qu’il ne sente pas l’opération (1). Que dites-vous de cela ?
Quelques instants de réflexion accueillent cette intervention inattendue.
Véronique est partie chercher un café et un thé. Patricio le barman lui sourit en posant le café devant elle :
– Tiens, une nouvelle ! Véronique est un peu surprise :
– C’est… Il n’y a que des habitués qui viennent ici ?
– Ah oui, un peu… Et en plus avant on avait toutes sortes d’associations de solidarité, de protection de l’environnement. Et là, depuis quelque temps, on ne voit que des associations de Sympathisants. Mais c’est bien ce qu’ils font, hein…
– Ah, j’ai vu qu’il y avait plein d’affiches associatives dans la salle du fond. Vous leur prêtez souvent les lieux pour leurs activités ?
– Oui, oui, ici ça a toujours été un lieu pour ça. Les gens venaient avant avec plein d’idées, “Un Autre Monde est possible !” Mais là je trouve qu’on piétine. On dirait qu’il n’y a plus que la Sympathie alors qu’il y a des tas d’autres manières d’être solidaires.
Patricio se sert une bière à la pression et fait mine de trinquer avec la tasse de café de Véronique. Il poursuit :
– Moi, ces débats-là, je n’y crois pas. Regarde-la, l’autre avec son chignon, elle s’en va aider les gens en Afrique, est-ce qu’elle sait seulement pourquoi il y a la guerre là-bas ? Et tiens, tous les autres, ceux du GESA, par exemple, ils pensent qu’ils soignent la solitude des gens, mais en réalité, c’est leur solitude à eux qu’ils soignent. Même Manu est d’accord avec moi. Ils auraient dû choisir plutôt comme sujet de débat “Pourquoi avons-nous besoin de sympathiser ?”. Ou encore mieux, “Pourquoi le gouvernement a-t-il besoin qu’on sympathise…”
Patricio rit et boit une gorgée de bière. Véronique n’est pas certaine de tout comprendre.
– Moi, c’est la première fois que je viens à un débat, dit-elle. Je ne fais pas partie d’une association. Ce que j’ai remarqué, c’est que, à part au GESA, il paraît y avoir beaucoup plus de femmes que d’hommes dans les assos sympathisantes, non ?
Patricio opine en souriant :
– Au GESA aussi, ils sont quatre mecs, seulement. Ce sont les quatre qui sont là ce soir ! Non, dans toutes les assos sympathisantes, les femmes sont majoritaires. Et en plus, ce sont plus souvent les hommes que les femmes qui demandent à ce qu’on vienne s’occuper d’eux quand ils ont mal.
Il éclate de rire avant de conclure :
– C’est l’offre qui s’adapte à la demande, ou l’inverse…
***
Véronique revient du bar avec son café et un thé pour Denise. L’abbé Rodolphe a repris la parole :
– J’aimerais vous parler de ce que j’appelle le paradoxe du Chrétien sympathisant, dit-il. Vous savez que, pour les chrétiens, la douleur est rédemptrice, puisqu’elle mène à Dieu. Tout en supprimant une partie de la douleur de son prochain, le chrétien se rapproche de Dieu, mais en même temps il en éloigne la personne qu’il soulage ! Il y a des chrétiens qui refusent d’être soulagés car ils tiennent à accepter le châtiment ou l’épreuve que leur envoie le Seigneur. Quant aux Sympathisants trop zélés, on les soupçonne de vouloir s’acheter un petit bout de paradis. La Sympathie, ce geste qui implique le don de soi, le plus direct des actes de solidarité, est donc parfois considéré comme un acte égoïste…
– Alors je dois être très égoïste : la Sympathie a changé ma vie, s’écrie Édith avec emphase. J’aime soulager la souffrance d’autrui.
Alain s’amuse à l’imaginer en carmélite déchaussée, portant le cilice dans le but de s’élever davantage et d’expier les fautes de ses semblables.
– Oui, intervient une jeune femme assise tout près de lui. C’est bien de pouvoir soulager la douleur des gens, mais ce serait tellement merveilleux si chaque fois que l’on sympathisait c’était pour que la personne ne souffre plus jamais !
– Mais la douleur est utile, objecte vivement Édith. Si, grâce à Dieu, nous éprouvons de la douleur, c’est qu’elle constitue un signal d’alarme qui nous aide à préserver notre santé. La Sympathie qui nous est tombée du ciel, de la même façon, nous servira aussi à vivre mieux. Petit à petit, grâce à la Sympathie, les moyens artificiels comme l’analgésie ou l’anesthésie pourront enfin disparaître. Il est dangereux pour un malade de ne pas ressentir sa maladie. Avec la Sympathie, le malade maîtrise son mal, même s’il est partagé.
– Je ne suis pas d’accord, dit Véronique, intervenant pour la première fois. Ma fille de dix ans souffre de sinusites à répétition. Quand elle a une crise, il n’est pas utile qu’elle ait mal, même un petit peu. Denise et moi sympathisons très souvent avec elle, mais c’est en attendant que les antalgiques fassent leur effet. Même pendant que je sympathise, il m’est difficile d’accepter que Leslie ait encore mal, ne serait-ce qu’un tout petit peu. Les enfants n’ont pas besoin de souffrir.
Marie aussi a réagi vivement :
– Ah, c’est dommage qu’il n’y ait pas de médecin ici, Édith, pour te dire que non, la douleur n’est pas forcément utile. En tant qu’infirmière, je peux te répondre : une douleur aiguë peut être un signal d’alarme, d’accord. Mais les malades endurent surtout beaucoup de souffrances inutiles, beaucoup de douleurs chroniques rebelles. À partir du moment où le diagnostic est fait, plus personne n’a besoin de signal d’alarme. Il faut tout faire pour apaiser les souffrances du malade.
Tout au long de ce discours, un homme à lunettes, aux cheveux épais et grisonnants et qui ressemble à un professeur d’université, a approuvé en hochant la tête :
– Il n’y a pas besoin de médecin dans ce débat, conclut-il. En vous écoutant j’ai cru entendre parler le docteur Leriche, un très grand chirurgien qui passa toute sa vie à lutter pour éviter la souffrance des malades.
Marie rougit. Le professeur poursuit :
– Mais s’il faut parler de l’utilité de la douleur, je crois qu’il ne faut pas la limiter à l’aspect “signal d’alarme”.
D’après Cannon, un chirurgien du début du vingtième siècle, les effets réflexes dus à la douleur ont permis aux espèces de survivre jusqu’à aujourd’hui. Je veux parler des effets dus à la production d’adrénaline, vous savez, le cœur bat plus fort, le sang circule plus rapidement dans les membres, donc la force du sujet est augmentée, etc. D’après ce scientifique, c’est grâce à ça que les espèces ont pu survivre parce que, comment dire… À l’origine, les individus rencontraient la douleur à l’occasion de combats avec d’autres. Si l’organisme réagit de cette façon, c’est pour sauvegarder l’individu. Les symptômes provoqués par la douleur sont donc utiles, selon Cannon, pour sauvegarder l’individu. Or, comme vous le savez, ces symptômes disparaissent en grand partie avec la Sympathie.
Manu a écouté attentivement avant d’intervenir :
– C’est vrai ça, on en parlait tout à l’heure avec Patricio, juste avant le débat, personne ne peut imaginer les effets à très long terme de la Sympathie… On ne sait pas précisément d’où elle vient, mais on ne sait pas non plus où elle va nous emmener…
À suivre…
(1) NDA : Au cœur du débat sur l’anesthésie en 1847, James Young Simpson, professeur d’obstétrique à Edimbourg, utilisait le chloroforme pour anesthésier les mères lors d’accouchements difficiles. C’est lui qui, à ceux qui lui opposaient le verset de la Genèse que cite Édith, répondait par ce passage auquel l’abbé fait référence.